VOX — Centre de l’image contemporaine

Exposition Anne-Marie Proulx, Être jardin, VOX, 2023
Crédits

Anne-Marie Proulx
Être jardin

2023.01.14 - 03.04

Ce que l’exposition fait aux livres

Le livre photographique représente un espace d’expérimentation à ce point important depuis le tournant des années 1960 qu’il a été élevé au rang d’œuvre d’art autonome. Généralement exposé sous vitrine, sans possibilité d’être touché, il s’offre au public ainsi réduit à sa simple fonction testimoniale. Face aux contraintes que présente ce dispositif, comment repenser le livre photographique en situation d’exposition ? VOX entreprend ce cycle de recherche curatoriale avec l’objectif d’en expérimenter de nouvelles formes.

En amont de la présente exposition, il y a le livre photographique Le jardin d’après d’Anne-Marie Proulx. Il s’inspire librement du parcours que fait Flora Fontanges, personnage principal du roman Le premier jardin d’Anne Hébert (1988), dans une ville séculaire, à la recherche d’un passé refoulé. Ce lieu, bien que jamais nommé, c’est assurément Québec, ville natale où la protagoniste revient après un long exil. Elle y cherche les traces de femmes oubliées malgré le rôle historique qu’elles ont pourtant joué. Elle convoque également les voix des personnages féminins qu’elle a interprétés sur scène au cours de sa longue carrière. Suivant ces déambulations, Anne-Marie Proulx a arpenté la ville et l’histoire du théâtre afin de faire resurgir les traces du premier jardin qui sert de toile de fond à sa nouvelle exposition. Ceci explique sans doute pourquoi son livre photographique nous est rapidement apparu comme une partition théâtrale qui se déploie en vue de sa représentation à venir.

Le premier jardin d’après, la suite

MARIE J. JEAN

Exposer l’ensemble photographique Le jardin d'après d’Anne-Marie Proulx une fois celui-ci converti en un livre, lui-même conçu à la suite d’une exposition, peut ne sembler qu’une banale étape ponctuant la circulation d’un projet artistique pour assurer sa visibilité publique1. Au travers de ses nouvelles itérations, l’ensemble exposé, puis imprimé s’est pourtant transformé, engagé dans un processus de réinterprétation, de traduction et de remédiation. Or ce qui distingue la présente itération des précédentes, c’est que l’ensemble se dresse cette fois sur une scène. Avant de déplier le sens que prend cette nouvelle adaptation, revenons à la source de cette histoire qui débute, vous l’aurez compris, dans un jardin2.

Essai sur Anne-Marie Proulx par Marie J. Jean, 2023.

Ce jardin renvoie explicitement à un « espace littéraire », au sens où le définissait Maurice Blanchot. Il s’agit ici du Premier jardin d’Anne Hébert (1988), qui raconte la quête d’une femme, Flora Fontanges, cherchant à se perdre pour mieux se retrouver et retourner au lieu de ses origines3. Ce lieu, bien que jamais nommé, c’est assurément Québec, ville natale où le personnage revient après un long exil en France. Flora s’y met en quête, y cherche les traces de femmes oubliées malgré le rôle historique qu’elles ont pourtant joué. Elle évoque notamment le couple formé par Marie Rollet et Louis Hébert, d’ailleurs ancêtres de l’auteure, dont on disait qu’ils avaient « semé le premier jardin avec des graines qui venaient de France » avant que ne soit rectifié ce pseudo-récit des origines et rappelé que les premiers·ères jardiniers·ères d’Amérique avaient plutôt « le teint cuivré et des plumes dans les cheveux 4 ». Ce lieu, c’est aussi un théâtre, où Flora se rend pour interpréter Winnie dans une mise en scène d’Oh les beaux jours de Samuel Beckett. Enlisée jusqu’à la taille dans un monticule de terre, la figure beckettienne représente l’alter ego de Flora, tirée de sa retraite « comme une plante que l’on sort de l’ombre et ramène vers le jour5».

Outre cet habile jeu de palimpsestes historiques et de références à l’univers végétal, le roman d’Anne Hébert se distingue également par son usage de l’intertextualité. Des références aux différentes pièces de théâtre que Flora a interprétées dans sa carrière sont ainsi enchâssées à divers endroits du texte : Oh les beaux jours de Beckett, mais aussi Le misanthrope et Le malade imaginaire de Molière, La ménagerie de verre de Tennessee Williams ou encore Chacun sa vérité de Luigi Pirandello. Reflétant la quête identitaire de la comédienne, ces intertextes constituent le matériau qui a conduit Anne-Marie Proulx sur les traces de personnages féminins célèbres : Winnie, Célimène, Toinette, Amanda ou Madame Frola, notamment6. Puisant dans les œuvres où elles apparaissent, l’artiste a reproduit certaines de leurs répliques sur des pages blanches, arrachant celles-ci à leur contexte pour ainsi libérer la voix de ces femmes. Ces pages se superposent à d’autres, tirées du roman d’Anne Hébert et reproduites sur fond noir. Leur présence souligne, du reste, l’appropriation homothétique à laquelle s’est livrée Anne-Marie Proulx : leur inclusion soignée entre les séquences d’images respecte la pagination de l’édition originale du roman, et l’artiste reprend aussi le format et le nombre de pages de ce dernier de même que la conception graphique de sa couverture. L’artiste insère, par ailleurs, dans son ouvrage, un extrait du texte d’Anne Hébert – évoquant le jardin des origines –, ainsi que cent vingt-cinq images atmosphériques, aux cadrages serrés, montrant la présence insistante de la nature dans l’espace urbain et celle, plus rare, de personnages féminins. Les photographies s’offrent à la manière d’une investigation poétique dans un vaste jardin, celui qu’aurait pu parcourir Flora Fontanges, à la recherche d’un passé refoulé. Mais ici s’arrête la comparaison entre les deux publications, car si le roman d’Anne Hébert est constitué de cinquante et une parties de longueurs variées, le livre photographique d’Anne-Marie Proulx est plutôt organisé en quatre actes, une caractéristique structurelle renvoyant explicitement au genre dramatique, aux textes destinés à être joués.

Ceci explique sans doute pourquoi ce livre photographique nous est rapidement apparu comme une partition théâtrale qui se déploie en vue de sa représentation à venir. Ses composantes – photographies, répliques, actes, intertitres – ont agi, pour nous, comme des didascalies : elles nous ont offert des indications scéniques, nous ont guidées dans la sélection des images et des répliques, la disposition des rideaux et de la scène, l’insertion de séquences vidéo et sonores dans l’espace de même que pour son éclairage. La scénographie de l’exposition reprend, au demeurant, la structure de l’ouvrage : elle comporte, en son centre, une concentration d’images à la manière d’un foisonnement narratif. Le public n’est d’ailleurs pas relégué au second plan par ce dispositif scénique. À ce sujet, Anne-Marie Proulx résume l’intention qu’elle avait dès le départ avec cette nouvelle adaptation, soit celle de proposer une immersion dans ce qui a pris les allures d’un nouveau jardin, le plus coloré jusqu’à présent :

Dans la première exposition, on était spectateur·rice distant·e du théâtre, de la pièce qui n’est pas vraiment jouée, ou qui est un peu figée – dans le livre, on accompagne le parcours de la femme dans la ville devenue théâtre – dans cette nouvelle exposition, on entre dans le jardin, on est invité à être dans un espace plus immersif et à se déplacer soi-même entre les actes – Le premier jardin, Le jardin d’après, Être jardin : un passé, un devenir, puis l’être au présent7.

Être jardin, c’est en quelque sorte la personnification de tous ceux et de toutes celles qui contribuent à cultiver cet espace d’expérimentation et de création que représente une œuvre ou une exposition. Car, comme le rappelle si justement Maurice Blanchot, « l’écrivain écrit un livre, mais le livre n’est pas encore l’œuvre, l’œuvre n’est œuvre que lorsque se prononce par elle, dans la violence d’un commencement qui lui est propre, le mot être, événement qui s’accomplit quand l’œuvre est l’intimité de quelqu’un qui l’écrit et de quelqu’un qui la lit8 ». Cette nouvelle exposition prend précisément forme dans la rencontre de ces deux solitudes sur une même scène.

Cette exposition est réalisée avec la précieuse collaboration de CIBL 101,5, de Chantal Fontaine et de VU Photo.

  1. Le jardin d’après a d’abord été exposé à Espaces F, Matane, 2020.

  2. La nouvelle itération de cette exposition est le résultat d’une étroite collaboration avec Anne-Marie Proulx, Dominique Mousseau et Claudine Roger.

  3. Anne Hébert, Le premier jardin, Paris, Éditions du Seuil, 1988.

  4. Anne Hébert, op. cit., p. 77 ; 79.

  5. Anne Hébert, op. cit., p. 35.

  6. Les noms Frola et Flora se ressemblent d’ailleurs étrangement.

  7. Anne-Marie Proulx, courriel rédigé le 5 décembre 2022 dans le cadre d’une correspondance avec Marie J. Jean.

  8. Maurice Blanchot, L’espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 15.