VOX — Centre de l’image contemporaine

Vue de l’exposition _Gilles Mahé_, VOX, 2008. Photo : Michel Brunelle.
Crédits

Gilles Mahé

2008.01.26 - 03.15

CHRISTOPHE DOMINO

À la banalité du programme moderne qu’il y a à faire de sa vie une œuvre d’art, Mahé donne une réponse radicale et discrète. Radicale parce qu’il a fait du travail artistique une condition de vie, accomplie, partagée et généreuse, tout à la fois désinvolte et méthodique. Discrète parce que son mode de travail artistique se tient au bord de l’art, du monde de l’art et de l’ambition de la « création », en dilettante engagé : il répondait volontiers lorsqu’on lui demandait « Alors, qu’est-ce que tu es devenu ? – Oh, moi, j’ai repris les affaires de mon père. – Et il faisait, quoi, ton père ? – Rien… ». Plus reconnue que connue, très célébrée en particulier par un cercle d’artistes de toutes générations, sa trajectoire de travail depuis ses premiers moments en 1972 s’est nourrie d’une relation intense à l’image. À toutes sortes d’images : non par la dimension démonstrative, autoritaire, volontaire ou virtuose, sainte ou glorieuse de celle-ci, non pas comme une affaire de spécialiste, mais au contraire comme le langage séculier, comme la matière de l’échange et de la vie sociale, de l’imaginaire ordinaire. En produisant par le dessin, l’appareil photo, le photocopieur, la peinture, l’ordinateur, en filmant, en peignant, en annotant, en collectionnant, en archivant, en recyclant, en imprimant, en reproduisant, en mélangeant, en éditant, en dispersant tout ce qui peut tenir de l’image – depuis le pense-bête de cuisine griffonné jusqu’au grand art (sur carte postale) –, c’est la valeur d’échange de l’image qui l’a occupé tout au long de son activité. Reprise, reproduite, associée, publiée, dégradée, retrouvée, fragmentaire, au second, troisième, xième degré, par analogies lointaines ou par efficacité plastique, l’image structure la psyché comme, selon la vulgate lacanienne, le langage le fait pour l’inconscient. La part subjective qui peut s’y investir ne dépend pas, ou pas seulement, de la nature ou de la qualité de l’image : un accident graphique, une déchirure peut valoir une composition construite ou une figure du grand art. Et peut nourrir l’archive intime, la mémoire individuelle.

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L’œuvre de Mahé relève donc d’une forme d’invitation à la jubilation individuelle de l’image, mais aussi d’une méditation ironique et critique sur l’écologie des images, sur l’iconomie contemporaine. Sa pratique n’effleure que de plus ou moins loin l’art comme territoire axiologique, comme lieu de hiérarchie et de bénéfices symboliques ou matériels, tout en même temps qu’elle en relève exclusivement, par le désintéressement et la liberté qu’il y met. Ainsi Mahé a engagé sa personne jusqu’à faire de son nom d’artiste un nom de marque pour vivre en quelque sorte à l’abri de ce nom, en mettant en scène ce point aveugle, ce non-dit convenu qu’est l’économie de l’art et surtout de l’artiste. Face à la société marchande, il joue – voire surjoue – avec les dispositifs commerciaux, en utilisant de l’image de l’argent ou en déployant des projets de contrats inédits avec des collectionneurs privés et les institutions publiques. Il interroge régulièrement la condition de l’artiste face aux conditions de la commande, jusqu’à proposer, dans le projet Vendu à tous, d’exécuter une œuvre au choix du commanditaire, qui décidera de tout, sujet, médium et prix. L’image comme capital au sens économique est donc l’un des principes qui structure la démarche, dans l’équivalence ambiguë entretenue entre valeur symbolique et valeur vénale. La mise en circulation des images par tous les moyens de diffusion est le principe de partage propre à l’art (il fait sienne dans un courrier de 1998 cette phrase relevée dans un article : « La mémoire n’existe que si elle s’exprime publiquement ») mais au-delà, elle rejoint le principe actif du commerce et de circulation de l’argent. L’artiste, lui, spécule sur la productivité du capital image. Mahé aura soin d’organiser des systèmes de diffusion : le magasin, espace d’échange par excellence, mais aussi la diffusion d’information par courrier, l’organisation de cours de dessin par correspondance ou encore les dispositifs de consultation que sont Capital d’Essais (1989) et 365 images (Déposition 1997) et l’élaboration d’expositions collectives. Sa disparition prématurée ne lui a pas laissé le temps d’investir comme il l’envisageait les possibilités de diffusion d’Internet. Mais même si elles sont fondées sur sa personne, ses œuvres-dispositifs demeurent concrètement actives et productives au-delà de lui-même.

Remerciements à Michèle Mahé et Marie de Crécy, à Philippe Rolle, à Yves Trémorin, Aux prêteurs : Suzette et Rudy Ricciotti (Bandol), au FRAC PACA (Marseille), FRAC Bretagne (Châteaugiron) et personnellement à Catherine Elkar pour son soutien.