Naeem Mohaiemen
2016.05.11 - 06.25
The Young Men Was (2006 à aujourd'hui)
Que représente aujourd’hui l’élan des utopies, notamment celles des idéaux socialistes, face au poids de l’histoire et de l’expérience ? Qu’en est-il de ceux qui ont survécu à ces périodes dramatiques, contrairement à nombre de leurs camarades, et qui consacrent leurs jours déclinants à rédiger leurs mémoires dans un appartement solitaire ? Cet homme en train d’écrire, qui était-il alors, et quel souvenir a-t-il gardé de lui-même ? S’apparente-t-il à un John Reed décrivant la Révolution russe dans les ultimes moments de liberté avant Thermidor ? Quelle est la position d’un survivant et témoin, le « dernier homme » d’une époque révolue, contemplant la destruction du rêve socialiste à la veille d’un autre effondrement, au sein d’un monde tragique qui bascule dans l’Anthropocène ?
Dans sa pratique d’historien du post-colonialisme réimaginé, Naeem Mohaiemen a recours à l’écriture, à la photographie et au cinéma afin d’explorer les utopies défaillantes au cœur des récits historiques de la gauche internationale. Ses recherches portent sur les frontières, les guerres et l’appartenance à l’intérieur et à l’extérieur des projets de nations post-coloniales. En 2006, il a entrepris la réalisation d’une série de films intitulée The Young Man Was, dans lesquels il examine l’échec des mouvements de la gauche radicale des années 1970. Cette série a été réalisée à partir de séquences de films existants, d’images d’archives, de reportages télévisés, d’entretiens et de bandes audio. Le premier volet, United Red Army (2011), porte sur le détournement du vol 472 de la Japan Airlines par l’Armée rouge japonaise en 1977 ; le second volet, Afsan’s Long Day (2014), aborde la circulation des idéologies à partir du point de vue d’un jeune historien, Afsan Chowdhury (dont le journal intime a fourni son titre à la série) à la suite des événements de la guerre de libération du Bangladesh (1971), qui sont mis en opposition avec ceux de « l’Automne allemand » (1977), liés au groupe Fraction armée rouge (Rote Armee Fraktion) ; le troisième volet, Last Man in Dhaka Central (2015), suit les traces de Peter Custers, un journaliste néerlandais emprisonné au Bangladesh en 1975 après avoir été accusé d’appartenir à un groupe socialiste clandestin.
United Red Army (The Young Man Was Part I), 2011, 70 min.
Septembre 1977. Le pirate de l’air japonais parle un anglais haché, le négociateur bangladais s’exprime avec la sèche assurance d’un officier de l’armée. Les bribes de dialogue s’affichent en vert ou en rouge, parfois en blanc, suggérant la provenance des voix. Mais l’écran noir – sous-titres sans images – rend palpable l’attente du dénouement. L’Armée rouge japonaise voulait défendre la cause palestinienne et, à travers elle, l’idée du panarabisme. Mais l’otage hautement convoité s’était avéré être un banquier arménien vivant en Californie, et le représentant démocrate du Congrès américain en lune de miel avait négocié un appel à la Maison-Blanche, pour tomber sur le service de réponse téléphonique de Jimmy Carter. Le théâtre des opérations était non pas une « République islamique » comme le croyaient les pirates de l’air, mais un nouveau pays au climat instable, oscillant entre des polarités contradictoires et implosant dans le processus. Deux ans auparavant, le Bangladesh avait subi trois putschs, qui avaient décimé successivement le premier ministre et fondateur du pays Mijubur Rahman, sa famille, puis un groupe d’officiers de la résistance et, finalement, un groupe d’insurgés gauchistes au sein de l’armée.
Loin d’être une plateforme obligeante pour les idéaux de l’Armée rouge japonaise sur la « révolution tiers-mondiste », le véritable tiers-monde a riposté sous une forme imprévue, transformant nos pirates de l’air en témoins impuissants. Leur principal négociateur, qui portait le nom de code « Dankesu », exprime sa confusion dans un anglais hésitant et euphémique : « Je crois comprendre que vous avez des problèmes internes. » Pendant ce temps, un enfant de huit ans regarde avec une perplexité grandissante la tour de contrôle que l’écran de télévision affiche depuis des heures, alors qu’il attend le retour de son émission préférée.
United Red Army fut projeté en première mondiale lors de la Biennale de Sharjah en 2011. En évoquant la structure du film, et notamment l’emploi des images d’archives, Sarinah Masukor écrivait : « Sans cesse sur le point de basculer dans l’abstraction, leur matérialité traduit le caractère indéterminé de l’événement dont ils témoignent » (West Space). Le film fait partie des collections du Tate Modern et du Kiran Nadar Museum.
_Afsan’s Long Day (The Young Man Was Part II)), 2014, 40 min.
Janvier 1974. Ou automne 1977. Dans un appartement de Dhaka, l’historien Afsan Chowdhury rédige son journal sous la forme d’articles éditoriaux. Grand lecteur, il s’est rapidement lassé des radicaux qui considéraient le débat comme une perte de temps : ceux-ci pensaient que la lutte dialectique pouvait être court-circuitée par le canon d’une arme, mais, comme à d’autres moments dans la courte histoire de ce pays, ils évaluaient mal la montée des eaux et le cours de l’histoire. Chowdury emploie la troisième personne pour créer une distanciation et, au fil de divers récits où il évoque son existence de diabétique, sa vie d’exilé (ou d’immigré) à Toronto et ses rapports complexes avec les débris d’une nation piégée par le passé, il revient en pensée à la longue journée où il avait failli mourir. Les hommes en uniforme voulaient l’exécuter après avoir trouvé le panthéon marxiste dans sa bibliothèque. « Ils m’ont cru quand je leur ai dit que j’en étais l’auteur; je devais correspondre à l’image qu’ils se faisaient d’un radical. Les jeunes hommes barbus n’inspirent jamais confiance. Je n’étais pas d’accord pour qu’ils fouillent notre maison. » Que vous faut-il de plus pour identifier un ennemi ?
Le narrateur mentionne au passage les déceptions de Chowdury, la confrontation de Sartre avec une Nouvelle gauche qui remettait en cause les nuances de son avant-propos aux Damnés de la Terre de Frantz Fanon, et le revirement de Fischer trahissant la vision pacifiste de la gauche allemande. La réaction brutale de l’État aux actes terroristes entraîna une contre-réaction inévitable, que l’écrivain Heinrich Böll qualifia de « guerre de six personnes contre soixante millions ».
Ce second film de la série, présenté pour la première fois au Museum of Modern Art de New York lors du festival Doc Fortnight, est inspiré du journal d’Afsan Chowdury – dont est également issue la phrase ayant donné le titre de la série : « The young man was… no longer a terrorist. » Kaelen Wilson-Goldie décrivait l’accumulation de mémoriaux sur cette période troublée comme étant la manifestation d’un « passé révolutionnaire à travers l’éruption soudaine d’un présent tout aussi révolutionnaire » (Bidoun).
Last Man in Dhaka Central (The Young Man Was Part III), 2015, 82 min.
Novembre 1975. L’« Été des tigres » a sonné le glas de nombreux espoirs gauchistes. Après l’assassinat de Salvador Allende, les Bangladais s’inquiétaient de leur sort. La fin fut beaucoup plus abrupte; au lieu d’un face-à-face dans un palais présidentiel, les soldats ont surpris à l’aube le régiment de la garde au lever du drapeau. Le premier ministre et toute sa famille furent massacrés, ce qui mit fin au premier gouvernement socialiste du pays. Trois mois plus tard, deux autres coups d’État survinrent, le dernier sous la forme d’une « mutinerie de soldats » d’inspiration maoïste, qui échoua au milieu des trahisons et des erreurs de jugement. Pris dans ce maelström se trouvait un journaliste hollandais, Peter Custers, qui était devenu un ami du responsable de la mutinerie et qui avait formé son propre groupe clandestin, le Movement for Proletarian Unity.
Last Man dévide le fil de deux histoires en inversant l’ordre des séquences. À travers une série d’extraits d’archives audiovisuelles et de mémos, le film commence par la fin, avec la libération de Peter. En parallèle, Peter nous raconte son histoire dans sa maison de Leiden, loin du Bangladesh de 1975, ou de celui d’aujourd’hui, pendant que la caméra s’attarde sur des livres, des magazines et des coupures de journaux. Peter, comme beaucoup de militants de gauche de sa génération (notamment après la parution de L’homme unidimensionnel, d’Herbert Marcuse) croyait que, si la modernité avait aliéné et engourdi les masses jusqu’à les rendre dociles, l’esprit révolutionnaire pouvait encore exister à l’extérieur du système : dans les prisons et les ghettos du monde occidental ou dans les villes et villages du tiers-monde. C’est donc pour partir à la recherche de cette flamme révolutionnaire que Peter avait abandonné son programme de doctorat à l’Université Johns Hopkins pour aller vivre en Asie en 1973. Mais cette notion de monde extérieur était finalement illusoire, et l’étudiant fut confronté au fait que même au tiers-monde, un prolétariat aliéné pouvait mener à l’échec les soulèvements gauchistes – comme Godard l’avait laissé entendre dans La Chinoise (1967).
Last Man fut présenté pour la première fois à la 56e Biennale de Venise, dans le cadre de l’exposition All the World’s Futures montée par Okwui Enwezor. Conçu comme le point de départ d’un dialogue à long terme avec Peter, Last Man est devenu un hommage à sa mémoire. Quelques mois après avoir assisté à la projection de Venise, Peter est décédé soudainement alors qu’il préparait son voyage à Lisbonne pour le festival DocLisboa. Le film résonne désormais dans le silence : le « dernier homme » nous a quittés à son tour.
La série The Young Man Was a été réalisée grâce au soutien de Creative Capital, Creative Time, Puffin Foundation, Franklin Furnace, Rhizome, Arts Network Asia et une bourse de recherche du Guggenheim. Les trois films ont été projetés ensemble lors du programme I don’t throw bombs, I make films lors du festival DocLisboa en 2015. Cette présentation à VOX a été organisée par Experimenter (Kolkata) et LUX (Londres).