VOX — Centre de l’image contemporaine

Vue de l'exposition _Nathalie Melikian_, VOX, 2005. Photo : Frédéric Bouchard.
Crédits

Nathalie Melikian

2005.01.08 - 02.12

OLIVIER ASSELIN

L’art contemporain s’intéresse décidément beaucoup au cinéma. Les arts dits « visuels » s’y sont toujours intéressés sans doute, à l’avènement du septième art, bien sûr, et régulièrement depuis lors, avec les avant-gardes historiques au début du XXe siècle par exemple ou encore autour de l’art minimal et conceptuel dans les années soixante et soixante-dix. Mais depuis une quinzaine d’années, le cinéma est redevenu un objet privilégié de réflexion dans les arts visuels, comme en témoignent de nombreuses œuvres – Jeff Wall, Stan Douglas, Geneviève Cadieux, Douglas Gordon, Mark Lewis, Matthew Barney, etc. – et plusieurs expositions sur le sujet – depuis Passages de l’image jusqu’à Future Cinema en passant par Hitchcock – pour ne nommer que les plus visibles. L’intérêt des arts visuels pour le cinéma n’a pas toujours été le même : certains ont retenu du cinéma les aspects techniques de l’appareil d’enregistrement, d’autres le dispositif spectatoriel de la projection, d’autres encore les formes narratives du cinéma de fiction.

Les œuvres de Nathalie Melikian s’incrivent dans cette mouvance. Elles relèvent à la fois de l’art contemporain et du cinéma : ce sont des films et des installations, des installations filmiques ou des films installés. Le cinéma est ici indissociable de son mode de présentation – une projection sur grand écran – et de réception – une expérience plutôt collective, au moins potentiellement.

13_Journal_vignette.jpg

Action (1999), par exemple, est ainsi un film présenté en boucle sur un écran géant dans l’espace de la galerie. Comme son titre l’indique, il s’agit d’un film d’action, un film d’action comme les autres – avec un héros, une héroïne, des méchants, un conflit central, de l’amour, des poursuites, des coups de feu, des morts, etc., – et une riche bande sonore.

Mais, chose singulière, le film ne présente aucun dialogue et, surtout, aucune image : sur l’écran, simplement, des cartons se succèdent, des mots, des phrases, des paragraphes, en noir sur fond blanc, séparés par des fondus, généralement au même rythme – comme un film muet qui aurait abusé des cartons, comme un générique trop long (le procédé rappelle aussi So Is This de Michael Snow). Ces phrases décrivent le film que nous ne voyons pas : l’histoire, les lieux, les protagonistes, les actions, les mouvements de caméra, le montage, le son, la musique, etc.

Mais ces phrases décrivent tout cela de manière elliptique et, surtout, très générale, elles sont souvent incomplètes et vagues, comme un simple mot : « Action », « Scene », « Hero, Tall and Handsome », « Bad Ass Villain », « Big Breasted Blonde Woman », « Airport », « Exterior City. Day », « Bomb Ticking », « Blood Bath », « Endless Failed Escape Attempts », « Dialogue », « Close Up », « Angle Shot », « Circular Pan », « Travelling Shot », « Crane Down From High Angle », « Frame », « Cut To », « Dissolve », « Build Up », « Actual Sound », « Voice Over », « Bridge Music », etc.

En remplaçant le film par sa description, l’image par du texte, ces œuvres donnent peu à voir. Mais elles laissent beaucoup à imaginer. Ces mots, ces sons et cette musique mélodramatiques produisent évidemment bien des images mentales. Un tel dispositif manifeste ainsi le rôle de l’imagination dans toute expérience cinématographique, qui comble toujours les lacunes de l’image réelle – l’avant, l’après, le proche, le lointain, le hors champ, le sombre, le flou, etc. Il manifeste aussi l’importance du son et de la musique dans le cinéma, dans le cinéma dominant en particulier, où il est probablement devenu le moyen le plus efficace pour assurer l’immersion, susciter des sentiments, faciliter la compréhension du film et son interprétation.

Mais ici, le dispositif est essentiellement parodique. Le film relève du remake, du remake ironique et non pas apologétique. Le langage utilisé ici pour décrire ce film absent évoque en effet le style, souvent primaire, toujours condensé, des scénarios de films plus commerciaux, qui, pour minimiser le temps de lecture et d’interprétation, vont droit à l’« essentiel ». Ainsi présenté dans le contexte de la galerie d’art, ce langage prête à sourire.

La description ici, est souvent si générale qu’elle semble porter moins sur un film particulier que sur un genre de film, disons, pour aller vite, le film d’action commercial. Et ainsi, du langage primaire de l’industrie, le texte passe souvent subrepticement au méta-langage critique des études cinématographiques, qui analysent les formes reçues du genre : « Formula Film Making », « Good Guys / Bad Guys », « FX Scenes, Everyone Dies Except The Hero and His Girl », « Melodrama », « No One Will Shoot At The Hero While He Is Crying In Agony Over The Loss Of His Friend. The Battle Will Resume As Soon As He Is Over His Grief And Gets Angry. The Hero Will Be Victorious Within 45 Seconds Of Becoming Angry ». Les effets sonores, clichés, et la musique, convenue, renforcent cette dimension analytique.

Les œuvres de Melikian participent ainsi de la critique savante du cinéma dominant, essentiellement américain. Elles contribuent à leur manière à l’étude des conventions narratives de ce cinéma-là, de l’idéologie politique qu’il véhicule, de l’idéologie guerrière en particulier, des stéréotypes de genre, des images de la masculinité et de la féminité, qu’il ne cesse de reconduire.

L’intérêt de l’art contemporain pour le cinéma est souvent ainsi critique. Il s’agit encore de révéler, d’analyser, de déconstruire, de dénoncer même, les formes et les contenus d’un certain cinéma dominant, pour des raisons esthétiques ou historiques parfois, pour des raisons morales et politiques surtout. Cet intérêt critique témoigne sans doute de l’importance des film studies dans les visual studies, des études cinématographiques dans l’ensemble des disciplines de l’image, notamment en histoire de l’art et dans la formation artistique. Mais il témoigne surtout de la popularité et de l’influence actuelles du cinéma.

Mais pourquoi l’art contemporain s’intéresse-t-il aujourd’hui plus au cinéma qu’à la télévision, à Internet par exemple, qui sont des phénomènes aussi sinon plus populaires, influents et problématiques que le cinéma ?

Il est possible que, sous cet intérêt critique pour une forme sociale dominante, se manifeste une fascination affective pour un art qui ne laisse personne indifférent. De ce point de vue, l’art contemporain révélerait surtout la place centrale qu’occupe encore le cinéma dans notre imaginaire à tous, dans la culture dite « populaire », comme dans la culture dite « savante ».

Mais pourquoi le cinéma nous fascine-t-il tant, comme aucun art, comme aucune autre image ? Pourquoi nous fascine-t-il tant encore aujourd’hui ?

Il est normal qu’une forme d’expression artistique s’intéresse à une nouvelle technologie, un art à une industrie émergente, ne serait-ce que pour évaluer une concurrence qui menace de le supplanter ou de limiter son influence. Et c’est ainsi, sans doute, que les arts visuels se sont d’abord intéressés au cinéma. Au début du XXe siècle, le cinéma est vite devenu une concurrence sérieuse pour tous les arts de l’image, pour tous les autres arts aussi. Certaines pratiques artistiques ont peut-être commencé par rejeter le cinéma, mais plusieurs ont fini par tenter de l’assimiler, en utilisant sa technologie ou en imitant ses contenus, ses formes, son dispositif et ses effets.

Mais aujourd’hui, d’autres spectacles sont apparus, d’autres images, autrement plus efficaces, plus divertissantes, plus rentables aussi. Et pourtant, les arts visuels, comme bien d’autres arts d’ailleurs, ne cessent de revenir au cinéma. Mais ils y reviennent autrement : non plus pour conjurer quelque peur du futur, mais peut-être au contraire par une sorte de nostalgie. C’est comme si cette image-là, plus qu’aucune autre aujourd’hui, pouvait révéler quelque vérité que le bruit des images électroniques avait rendue inaudible. C’est comme si cette image, dont Benjamin disait qu’elle allait contribuer à détruire l’aura de l’œuvre d’art, en était devenue, par un singulier retournement de l’histoire, le dernier refuge : le lieu de la présence réelle, du sacré, sinon du sens.

Les installations de Nathalie Melikian ont beau faire la critique d’un certain cinéma en condamnant l’image dans un geste iconoclaste, elles n’en succombent pas moins à la fascination du dispositif cinématographique dans ce qu’il a de plus archaïque. Ces projections lumineuses et sonores dans cette salle obscure invitent à l’immersion comme jadis les séances de lanterne magique – pour notre plus grand plaisir.