Tris Vonna-Michell
2014.02.07 - 04.12
Surplus d’histoire
YUKI HIGASHINO
Une photographie n’est jamais seule : elle se situe à la croisée des contextes social, personnel et historique où elle a été prise. Elle a une histoire, voire plusieurs. Une photographie n’est jamais simple non plus, parce que le contexte de sa prise, quel qu’il soit, n’est jamais simple. Il est pratiquement impossible d’expliquer toutes les circonstances politiques, économiques, affectives, juridiques et esthétiques qui ont donné lieu à la prise de cette photographie. De plus, son rapport avec les autres photographies peut se développer à l’infini.
On pourrait avancer que la pratique de Tris Vonna-Michell est une tentative, d’une part, de décrire avec minutie la complexité déconcertante qui se cache derrière les images photographiques et, d’autre part, de donner forme aux renseignements sans fin inévitablement générés par une telle entreprise. Dans son interaction complexe avec le spoken word (livré en direct ou enregistré), la photographie (diapositives ou tirages), le texte (chevauchant souvent la ou les voix, sans être identique), les objets et les intérieurs (aquarium, souvenirs, meubles, etc.), Vonna-Michell essaie sans cesse de comprendre le contexte changeant dans lequel ses photographies, et celles issues d’archives, ont été (ou auraient pu être) prises, et les récits, écrits. Bien que plusieurs de ses œuvres aient des traits nettement autobiographiques, ceux-ci ne servent pas à authentifier ni à légitimer les œuvres, comme c’est le cas avec les œuvres-confidences. Les expériences subjectives de l’artiste fonctionnent plutôt comme des ancrages permettant de saisir les constellations sociopolitiques et historico-culturelles pluridimensionnelles dans lesquelles certaines images peuvent être produites. Par exemple, dans Finding Chopin, des anecdotes personnelles, telles qu’une conversation avec son père, sont tissées avec une histoire de la poésie expérimentale d’après-guerre, personnifiée par la figure d’Henri Chopin, avec le développement urbain de Londres et l’expansion de sa région métropolitaine, ou avec le paysage urbain d’une autre ville, comme Paris, entre autres filons. Les œuvres de Vonna-Michell sont à la fois étude historique et observation sociale, passées au filtre de ses expériences personnelles. Il se refuse à toute prétention à l’objectivité et préfère reconnaître son engagement dans la situation qu’il est en train de relater. Il est engagé en tant qu’artiste (avec l’histoire culturelle), en tant que personne (qui, comme quiconque, est incapable de faire entièrement abstraction de ses réactions émotionnelles) et en tant que citoyen (avec la politique et l’économie). Cet engagement se manifeste dans son langage formel, puisque l’artiste utilise sa propre voix et que ses photographies sont habituellement prises sans trépied, par exemple.
Il est intéressant de noter que les photographies de Vonna-Michell sont toujours groupées, la plupart du temps présentées sous forme de diaporamas, mettant ainsi en relief l’inachèvement de chaque image en soi. Et le débit rapide, fragmenté et comprimé du récit de même que la recherche qui a donné naissance à ses œuvres soulignent la vaste étendue du contexte dans lequel une personne existe. Fondée sur les méthodologies de la littérature expérimentale, l’importante réduction du récit, ramené à des performances ou à des enregistrements presque abstraits, renvoie ainsi à la prodigieuse insuffisance du langage et autres formes de représentation à transmettre l’expérience individuelle et ses conditions sociales1. En fait, c’est en se penchant attentivement sur des photographies prises pendant qu’il faisait l’expérience de suivre un lien de parenté quelque peu ténu avec un poète expérimental que l’artiste a produit l’énorme quantité de notes, d’idées, de données et de récits contenus dans Finding Chopin. On peut seulement imaginer, donc, l’ampleur de la documentation qui a été produite quand cette réflexion méticuleuse a été appliquée à des sujets ayant une portée sociale plus vaste, par exemple l’architecture de Le Corbusier pour la capitale régionale indienne de Chandigarh et la politique entourant sa réalisation (Capitol Complex).
L’immensité des connaissances produites par la recherche et par la réflexion mène à une autre caractéristique de la pratique de Vonna-Michell; à savoir, un degré élevé de contrôle. Ses œuvres pullulent de dispositifs mécaniques, par exemple des projecteurs de diapositives programmés pour être synchronisés avec la partie audio, d’objets méticuleusement disposés dans l’espace avec du mobilier choisi avec soin et de textes au graphisme soigné. Ils régissent le temps et l’espace rigoureusement. Le bruit des projecteurs de diapositives et la récitation habile du texte signalent l’existence d’un système refléchi. Chaque décision formelle est importante, puisque la plus grande précision est requise pour contenir et communiquer l’infinitude de la société et de l’histoire qui devient apparente lorsqu’on les étudie avec rigueur (ou peut-être de manière obsessionnelle) comme le fait Vonna-Michell. Chaque exposition est une variation qui reflète les conditions auxquelles l’œuvre, toujours consciente de son contexte, est confrontée au moment particulier de l’histoire où elle est montrée.
1. Une comparaison intéressante pourrait être faite avec Spalding Gray, dont la pratique constitue un précédent important à celle de Vonna-Michell, mais avec une méthode diamétralement opposée. Dans l’iconique Swimming to Cambodia, l’expérience de Gray lorsqu’il a tenu un petit rôle dans un film hollywoodien sur le génocide perpétré par les Khmers rouges a donné lieu à un monologue de quatre heures qui abordait sa vie personnelle névrotique, la politique de la guerre froide et l’histoire du Cambodge, entre autres sujets.