Babette Mangolte
2013.01.25 - 04.20
Babette Mangolte : une exposition et une rétrospective de films
BARBARA CLAUSEN
Babette Mangolte : une exposition et une rétrospective de films1 présente une série d’œuvres réalisées par cette artiste et cinéaste franco-américaine qui a joué un rôle de pionnière en documentant très tôt la danse, la performance et le théâtre dans le New York des années 1970. Couvrant cet aspect documentaire de sa démarche tout en proposant des films et des installations in situ plus récentes de l’artiste, l’exposition explore son attrait intellectuel marqué pour la spécificité et la perception du temps et de l’espace, qui sont propres à la pratique de la performance. Ce champ d’intérêt se manifeste dans les installations aussi bien que dans les images fixes et en mouvement de l’artiste, dans sa documentation de performances, de mises en scène et de chorégraphies, ainsi que par le point de vue subjectif qu’elle adopte et par son exploration du vernaculaire, du paysage et de l’histoire écologique.
Arrivant de Paris, Mangolte s’installe à New York en 1970, à un moment où la scène des arts visuels et de la performance à Manhattan rend possibles les pratiques in situ socialement responsables et processuelles, qui s’expriment non seulement par des actions en direct, mais aussi au moyen de la photographie, de la vidéo et du cinéma. Nourrie par ce qu’elle voit autour d’elle, Mangolte documente régulièrement les travaux en performance d’artistes comme Robert Whitman, Stuart Sherman et Joan Jonas, de danseuses comme Yvonne Rainer et Trisha Brown, de metteurs en scène comme Richard Foreman et Robert Wilson. Si la photographie a mené Mangolte au monde de la performance, le sujet de la photographie dans ses films la pousse à créer des œuvres sur la réception aussi bien que la production artistique, telles qu’on peut les voir dans le travail des artistes, des danseurs et des performeurs auxquels elle s’intéresse. Mangolte capte les éléments clés de son époque et leur donne forme : le rejet de la réflexivité ontologique, l’utilisation du temps performatif, le littéralisme et l’effet de l’espace sur la vision2. Dans ses premiers films, par exemple What Maisie Knew (1974), The Camera : Je, La Caméra: I (1977), Water Motor (1978) et The Cold Eye (My Darling Be Careful) (1980), la dynamique entre le dispositif d’enregistrement, les sujets et les protagonistes joue un rôle central dans sa volonté de voir le public « réévaluer sa manière de regarder un film3 ». C’est durant ces années que s’est développé l’intérêt indéfectible de Mangolte pour notre manière de comprendre le présent par le passé, et cet intérêt est demeuré une motivation pour ses films portant sur les mises en scène de performances historiques comme Four Pieces for Morris (1993) et Seven Easy Pieces by Marina Abramovic (2007).
Dans ses installations Looking and Touching (2007), Movement and Stills (2010) et la récente Rushes Revisited (2012), Mangolte explore sa propre relecture ininterrompue de la scénographie et de la mise en place de sa première exposition intitulée How to Look… (1978), qu’elle avait alors réalisée pour le PS1 de Long Island City, alors nouvellement fondé, à New York. How to Look… était un prolongement tridimensionnel de son premier long métrage, The Camera: Je, La Caméra: I, et un des premiers exemples de la capacité unique de Mangolte de différencier et d’articuler le médium filmique dans la photographie même, et vice versa, par diverses pratiques performatives.
Très tôt, Mangolte a anticipé l’expansion de la performance, qu’on a vue passer d’une forme d’expression de soi ancrée dans un « événement en direct » à une pratique inscrite dans un temps et un lieu, c’est-à-dire un mode de production qui poursuit l’exploration du tiraillement entre l’immédiateté de l’archive et le spectacle de la mémoire culturelle.
Les installations et les vidéos de Mangolte abordent la relation entre le corps humain et l’espace, en examinant la visibilité de l’invisible qui détermine nos fonctions cognitives. Dans son œuvre la plus récente, Éloge du Vert (2012-2013), elle explore plus particulièrement comment nous percevons l’espace et le passage du temps et comment nous en faisons l’expérience, par le biais de médiums numériques. Elle entremêle la spécificité du temps et le glissement esthétique de médiums passés et présents en juxtaposant deux temps dans son propre travail : d’une part, ses études cinématographiques passées sur le corps humain dans l’espace urbain et, d’autre part, la perte de la couleur verte et la perception de l’espace que transforment les médiums numériques.
Babette Mangolte saisit l’imaginaire collectif de l’esthétique des pratiques conceptuelles et performatives du passé et le met en résonance avec le désir contemporain de créer une esthétique de l’intemporel. Elle conserve la mémoire culturelle d’une décennie entière, montrant l’apport emblématique et essentiel des travaux en performance à notre désir actuel de revisiter le passé pour mieux comprendre le présent et l’avenir.
ÉLOGE DU VERT
BABETTE MANGOLTE
Éloge du Vert est une nouvelle installation ayant pour sujet la couleur verte et son changement entraîné par le réchauffement de la planète. L’espace architectural de l’installation Éloge du Vert ne saurait être saisi d’un seul coup d’œil quand on entre dans la salle. On découvre des tirages numériques sur les murs et trois divisions murales servent d’écrans de projection. Le centre de la salle, défini par l’espace entre ces trois divisions, est à la fois un vide, puisqu’il ne contient rien, et un aimant, en raison de la lumière éclatante qui en émane.
Dans le règne végétal, le vert se présente dans toutes sortes de nuances qu’il est possible pour un peintre de recréer en procédant à un mélange de différentes quantités de bleu et de jaune avec du blanc et du noir. La couleur verte n’est jamais considérée comme une couleur pure, mais comme une variété de multiples tons de vert, tirant sur le bleu ou le jaune. Cette variabilité extrême a été pour moi une motivation irrésistible qui m’a incitée à enregistrer au jour le jour le paysage fragmenté qui m’entoure. Plus le climat est sec et plus est argenté le vert des feuilles, qui souvent sont aussi plus foncées et petites, alors que dans des emplacements plus humides, le vert devient plus saturé, léger et plein.
C’est durant l’été torride de 2006 en France que j’ai commencé à réunir des photographies et des vidéos sur une couleur qui, je crois, changera au fur et à mesure que s’accélérera le réchauffement de la planète. Je suis fascinée par les images d’une chose appelée à disparaître. C’est ce qui me guide principalement depuis que j’ai pris ma première photo en 1963.
L’observation des variations de tonalités de vert dues à des températures plus élevées et à des niveaux d’humidité inférieurs s’est avérée une démarche intéressante; en effet, jusqu’à ce qu’on place côte à côte les images d’un même motif prises à différentes années, on ne sait pas si les changements chromatiques anticipés se confirmeront. La différence entre plusieurs années se fait lentement, et ce changement ne se perçoit pas par un mouvement, comme dans le cas d’un film, mais par un collage, comme dans celui d’une image composite.
Nous percevons la même couleur différemment sur une image statique et sur une image en mouvement; c’est pourquoi l’installation comprend des photographies et des images en mouvement, toutes en couleur. La couleur – n’importe quelle couleur et non seulement le vert – nécessite une lumière blanche neutre (comme la lumière du jour photographique) pour être vue sans la distorsion introduite par la lumière ambiante qui, dans une galerie ou un musée, est toujours très jaune. J’ai donc décidé d’utiliser la lumière du projecteur vidéo, une lumière du jour photographique, comme source lumineuse pour les tirages présentés sur les murs. Le regard est attiré soit par les tirages quand ceux-ci sont éclairés par la lumière blanche produite par l’écran de projection vide, soit par la projection de films sur les trois écrans. J’ai créé un dispositif qui demande de réagir au stimulus de la lumière plutôt qu’aux associations thématiques entre deux sources d’images qu’on ne peut pas voir en même temps. Toutefois, ces associations se produiront tout de même, au gré du hasard et selon le moment où le regard passera des images fixes aux images filmées.
Ce qui m’intéresse : créer de la distraction et de la fragmentation dans le dispositif de vision du spectateur. Le paysage n’est jamais statique. Des changements s’y produisent lentement, année après année. Je cherche à rendre visibles ces changements. Éloge du Vert est une œuvre consacrée à une conception du temps qui s’intéresse aux changements lents.
Babette Mangolte, la Femme à la caméra : rétrospective de films du 4 au 14 avril 2013 à la Cinémathèque québécoise