VOX — Centre de l’image contemporaine

Vue de l'exposition Clemens von Wedemeyer. The Illusion of a Crowd, 2022. Photo : Michel Brunelle.
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Clemens von Wedemeyer The Illusion of a Crowd

2022.03.10 - 05.28

Cette première exposition monographique au Canada de l’artiste allemand Clemens von Wedemeyer comprend une sélection d’installations vidéo ainsi qu’un essai visuel qui abordent la représentation des foules et la tension entre l’individu et la masse.

L’artiste réactualise à cet effet les thèses de l’auteur Elias Canetti (1960) sur la psychologie des foules. Alors que Canetti traitait de la montée du fascisme dans la première moitié du 20e siècle, von Wedemeyer transpose ses idées à l’ère des mégadonnées, de l’intelligence artificielle et de la modélisation des comportements humains sous le capitalisme de surveillance.

Par les simulations de comportement des foules – notamment celles employées par les forces policières et les autorités publiques en prévision de catastrophes ou celles créées pour des superproductions cinématographiques – une nouvelle forme de visibilité des relations sociales apparaît. À travers les formes du documentaire, de la fiction, de la capture vidéo d’écran, de l’imagerie générée par ordinateur et des images trouvées, von Wedemeyer démontre que si les outils technologiques par lesquels s’exerce le contrôle évoluent sans cesse, la quête du pouvoir au sein du capitalisme numérique demeure largement disputée.

Au crépuscule, la nuit tombée. Sur la collectivité temporaire

LISA STUCKEY

Le pouvoir, mais non la violence, est l’élément essentiel de toute forme de gouvernement. La violence est, par nature, instrumentale ; comme tous les instruments, elle doit toujours de toute forme de gouvernement. La violence est, par nature, instrumentale ; comme tous les instruments, elle doit toujours être dirigée et justifiée par les fins qu’elle entend servir1. — Hannah Arendt

Coup d’État, insurrection, défilé, manifestation, résistance, révolution, émeute : des termes comme ceux-là doivent faire l’objet d’une analyse contextuelle minutieuse dans les récits (contre-)hégémoniques. Les œuvres filmiques de Clemens von Wedemeyer et son livre d’artiste The Illusion of a Crowd (2020) font la lumière sur la façon dont la culture visuelle présente ces formes de collectivité temporaire.

A Posteriori 28 - Clemens von Wedemeyer

Dans le film Emergency Drill Revisited (2020), qui rend compte d’un exercice de l’unité de protection civile de Leipzig, en Allemagne, von Wedemeyer s’intéresse à un scénario utilisé pour rétablir le statu quo après une situation de détresse. Consacré à un état futur des choses, le montage réalisé à partir d’images trouvées Transformation Scenario (2018) s’articule autour de l’idée qu’on pourrait échanger sa matérialité contre un alter ego virtuel. Dans Crowd Control (2018), l’artiste traite de logistique : en s’intéressant à un programme de simulation visant à préparer des policiers à affronter des foules, il porte son attention sur des mesures de contrôle de l’affluence, sur la mise en œuvre d’opérations complexes, par exemple, et les observe sous l’angle de la force exécutoire.

À partir de quand, cependant, une manifestation devient-elle une intervention des masses dans l’historiographie ? Dans 70.001 (2019), von Wedemeyer se penche sur les motifs à l’origine des manifestations du lundi qui se sont déroulées en 1989 à Leipzig, dans l’ancienne République démocratique allemande. Il y explore comment un souvenir politique collectif peut être entretenu par le transfert de récits et d’enregistrements historiques sur différents supports médiatiques. Le montage et le mixage, qui étaient jusqu’ici au cœur de l’approche narrative de von Wedemeyer, deviennent des modalités secondaires. La simulation permet à une caméra virtuelle de se déplacer dans le décor urbain sans coupure, de montrer plusieurs événements, en plein jour comme au « crépuscule, la nuit tombée2 », dans une boucle temporelle, et de passer de manière fluide d’une vue aérienne à un gros plan. Un zoom sur des manifestants, dont la marche s’immobilise à Roßplatz, révèle un détail de la représentation : les visages apathiques de prétendus « agents numériques » fixent un point au-delà de la caméra. Des défauts techniques parcourent leurs corps animés, qui semblent sans âme. On pourrait voir, dans cette illustration d’une foule de substituts ou de mannequins, une mise en garde contre l’homogénéisation qui caractérise la conception existentialiste de la praxis : « [d]ans les conditions de la rareté qui sont celles de l’histoire humaine et que [Jean-Paul] Sartre pense sur un modèle radicalement conflictuel […], la praxis ne peut se réaliser qu’en s’aliénant3. » Dans 70.001, des voix, tirées d’archives sonores des manifestations du lundi, donnent une âme aux adolescents numériques, qui se ressemblent tous et n’ont d’agentivité qu’en tant que foule. De plus, la commémoration des événements est mise en scène dans des entrevues individuelles avec divers témoins de l’époque, dont les têtes parlantes attestent la notion aujourd’hui répandue de conscience historique d’une nation.

Analysant l’art de la liberté sous un angle philosophique, Juliane Rebentisch écrit qu’à la différence de Platon, Jean-Jacques Rousseau ne voyait pas la démocratie comme un théâtre, mais de manière positive, comme une assemblée, et donc qu’il réprouvait la théâtralisation de ce régime. Par opposition à l’opinion commune selon laquelle, au théâtre, l’acteur n’est pas assimilable à son rôle, Rousseau redoutait l’adéquation entre le rôle et l’identité4. Or les personnages simulés d’aujourd’hui risquent-ils toujours de confondre rôle et identité ? Les connotations modernes associées à la masse étaient de deux ordres : avec la montée en puissance de la bourgeoisie (entre le peuple et la noblesse), la masse, que « caractérisent son défaut d’éducation et sa violence potentielle, mais aussi son caractère laborieux », s’est vu imposer une définition de plus en plus restrictive étant donné le désir qu’on éprouvait de s’en dissocier, cela alors même que ces caractéristiques faisaient l’objet d’une « valorisation, voire d’une glorification dans la littérature révolutionnaire »5. Compte tenu du grand nombre de figurants qu’il aurait fallu pour réaliser une reconstitution physique (filmique ou théâtrale) de la masse, l’œuvre de von Wedemeyer porte moins sur le concept de prolétariat que sur les mutations du travail dans l’industrie post-cinématographique : le figurant muet est aujourd’hui le plus souvent libéré ou dépouillé de ses fonctions d’acteur de complément – dans la mesure où « acteur » est pris au sens de « Schauspieler », qui « fait montre d’un jeu, d’une illusion théâtrale », et où il laisse la place à l’« Akteur », « la personne qui est à la tête d’une action politique »6, ou même à une agentivité sans chef. Comment, en transposant les thèses qu’Elias Canetti développait en 1960 dans Masse et puissance, le travail de von Wedemeyer peut-il contribuer à notre compréhension de mouvements démocratiques actuels, telles les manifestations qui ont lieu à Hong Kong de 2019 à 2021, et montrer à quel point l’incidence des technologies de masse sur les organisations décentralisées a changé (ce dont témoigne le slogan Be water, cher aux militants hongkongais, ou « Soyez comme l’eau » en français) ?

Les événements qui se sont déroulés le jour auquel 70.001 fait allusion, soit le 9 octobre 1989, ne peuvent s’expliquer que par une administration verticale et une certaine insubordination du personnel chargé d’assurer une quelconque sécurité. Une fois la présence policière passée au second plan, le chœur (qui tire son origine de la tragédie, de la comédie et de la satire grecques antiques) du dêmos, du peuple, promet de devenir une puissance révolutionnaire. Entre approbation de l’action pacifique des manifestants et réflexion distanciée sur la masse et le pouvoir, 70.001 oscille et reste marquée par une ambiguïté radicale.

Les travaux de Clemens von Wedemeyer sur les représentations politico-visuelles des foules, ses recherches sur la programmabilité technique et sociopolitique du comportement7, par exemple, semblent notamment en accord avec la critique behavioriste du « mythe de l’intériorité8 » en ce qu’ils repoussent non seulement la philosophie de l’esprit, mais aussi la psychologie des profondeurs qui prend forme vers 1900. Avec le développement parallèle du cinéma et de la psychanalyse, une réflexion sur l’œuvre de von Wedemeyer suppose à la fois une contemplation des ramifications de la théorie des médias et une synthèse de l’histoire intellectuelle diversifiée qui s’est forgée autour de notions comme celles d’acteur, d’agentivité, de comportement, de masse, de pouvoir, de praxis et d’historicité. La gestion de l’information joue aujourd’hui un rôle de plus en plus important en ce qui concerne les industries de l’avenir. En ajoutant le chiffre 1 au nombre des 70 000 manifestants recensés un lundi de 1989, l’artiste montre que les comptes sont, en fait, parfois des contes et ouvre par le fait même les structures narratives à une actualisation spéculative.

Cette exposition est rendue possible grâce au soutien financier de l’IFA (Institut für Auslandsbeziehungen). Elle s’inscrit dans le nouvel axe de recherche de VOX consacré à l’image d’investigation.

  1. Hannah Arendt, « Sur la violence », dans Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, Paris, Calmann-Lévy, 1972, p. 151.

  2. On peut lire l’équivalent anglais de cette expression à plusieurs reprises dans le scénario de l’animation. Voir à ce sujet « 70.0001 », dans Fanni Fetzer et Franciska Zólyom (dir.), Clemens von Wedemeyer: The Illusion of a Crowd, Berlin, Archive Books, 2020, p. 41-58.

  3. Étienne Balibar, Barbara Cassin et Sandra Laugier, « Praxis », dans Barbara Cassin (dir.), Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, Paris, Seuil et Le Robert, 2004, p. 998. Les auteurs soulignent.

  4. Juliane Rebentisch, The Art of Freedom: On the Dialectics of Democratic Existence, traduit de l’allemand, Cambridge, Polity Press, 2012, p. 185-189.

  5. Marc Crépon, Barbara Cassin et Claudia Moatti, « Peuple », dans Barbara Cassin (dir.), Vocabulaire européen des philosophies, op. cit., p. 919.

  6. Voir également la rubrique « Behaviorism, Cognitivism », dans Fetzer et Zólyom, « Clemens von Wedemeyer: Glossary A–M », dans Fanni Fetzer et Franciska Zólyom (dir.), Clemens von Wedemeyer: The Illusion of a Crowd, op. cit., p. 34-35.

  7. Sandra Laugier, « Behavior », dans Barbara Cassin (dir.), Vocabulaire européen des philosophies, op. cit., p. 178.