VOX — Centre de l’image contemporaine

Vue de l’exposition « I Almost Ran Over Liza Minnelli Today » : Colin Campbell et Lisa Steele à L.A., 1976-1977, VOX, 2021.
Crédits

« I Almost Ran Over Liza Minnelli Today »
Colin Campbell et Lisa Steele à L.A., 1976-1977

2021.02.11 - 06.26

JON DAVIES

En 1976, les vidéastes Colin Campbell (1942-2001) et Lisa Steele (née en 1947) quittent Toronto en direction de la Californie du Sud. Durant leur séjour de neuf mois à Venice Beach, ils produisent plusieurs bandes qui auront une incidence non seulement sur la vidéo comme mode d’expression, mais aussi sur l’élaboration de genres issus de la sous-culture et de pratiques d’invention de soi.

Essai de Jon Davies sur Colin Campbell et Lisa Steele, 2021

La production artistique de Campbell et de Steele réalisée au quotidien dans leur résidence-atelier est intimement liée à leur relation amoureuse passionnée. Ils se voient comme des « anthropologues en train d’étudier une culture très étrange à travers ses médias et ses manifestations les plus banals1 ». Récits, personnages, images et remarques issus du paysage culturel, social et politique de la Californie du Sud font leur entrée sur scène par le biais de l’observation : les artistes combinent leurs expériences pratiques et leur consommation des médias de masse (journaux, télévision et radio) pour produire un amalgame de renseignements anthropologiques. Les artistes traitent ces données par l’écriture et par des performances exécutées individuellement devant la caméra vidéo, le tout se déroulant dans la résidence-atelier qu’ils partagent. Si les bandes vidéo qui en résultent sont présentées dans des galeries, entre autres lieux, les artistes disséminent par ailleurs diverses formes de communauté, d’attitudes subculturelles et d’esthétiques queers. En absorbant le contenu de leur environnement bizarre et en le traitant, en le retravaillant et en le diffusant dans la boucle rétroactive rendue possible par la technologie vidéo, Campbell et Steele articulent un style de vie — mieux, une façon d’être — qui rend compte de la manière dont le désir, le pouvoir, l’artifice et le fantasme influent sur les communautés d’artistes ainsi que sur leurs oeuvres.

Campbell et Steele se rencontrent à Toronto en 1975. L’année suivante, ils en ont déjà assez de la ville et décident de partir à la découverte de la Californie du Sud. En 1969, Campbell a obtenu une maîtrise en beaux-arts de la Claremont Graduate School, près de Los Angeles, où il a encore des amis, tandis que Steele, qui vient du Midwest, n’a jamais visité la Californie. Sur la longue route menant vers l’Ouest, ils pourront s’arrêter pour rendre visite à la famille de Steele à Kansas City, au Missouri. Ainsi, en septembre 1976, ils remplissent une Volkswagen « station wagon » d’équipement vidéo et de vêtements et prennent la route. Ils partent avec des bourses du Conseil des arts du Canada qui accorde des fonds de subsistance aux artistes pendant qu’ils se consacrent à de nouvelles oeuvres. Ils resteront là-bas jusqu’à ce qu’ils n’aient plus d’argent, en mai 19772.

Les deux artistes emménagent dans une petite maison de deux étages au 576 Rialto Avenue à Venice Beach. Une chambre à coucher très éclairée à l’avant leur sert d’atelier, tandis qu’ils dorment dans la chambre à l’arrière de la maison. En plus de leur équipement vidéo, ils possèdent une machine à écrire pour taper leurs scénarios et un ensemble Letraset pour créer des génériques, mais n’ont presque pas de meubles. Ils entretiennent des rapports amicaux avec leurs voisins, des artistes vivant à peu de frais dans leurs ateliers, mais maintiennent une certaine distance. Le couple se rend souvent en voiture dans le désert pour tourner des vidéos et prendre des photos. Ils font également des activités typiques de Los Angeles, comme assister à la première de A Star Is Born mettant en vedette Barbra Streisand et Kris Kristofferson. Campbell devient même la cible d’un harceleur.

Campbell et Steele « travaillent constamment3 » et mènent une vie très frugale : ils ne mangent au restaurant qu’une fois par semaine et rationnent le vin. Ils considèrent une visite à l’Armée du Salut pour dénicher des costumes comme une fête et s’offrent pour seul véritable luxe des 5 à 7 à Marina del Rey pour célébrer l’achèvement d’une vidéo. Leur vie tourne autour de la production artistique, et autour de l’un et l’autre : « Notre narcissisme et notre égocentrisme étaient extrêmes4. » Ils ne cessent de tourner et de prendre des photos, examinant de près leurs corps respectifs. Dans leurs vidéos, les artistes jouent eux-mêmes presque tous les rôles.

Ils observent également le monde extérieur pour nourrir leurs pratiques d’histoires et de personnages (s’inspirant de maniérismes, de tics, de gestes et de façons de parler caractéristiques), de même que d’autres produits culturels de masse. Certains éléments leur viennent de leur abonnement au L os Angeles Times, alors que d’autres — comme les squelettes de poneys recherchés par la Femme de Malibu à la fin de Hollywood and Vine (1977) de Campbell — leur sont suggérés lors de fêtes artistiques mondaines tenues sur des toits. Le couple arrive aux États-Unis à l’approche de l’élection de 1976 ; les primaires sont donc diffusées à la télévision en même temps que le feuilleton satirique quotidien Mary Hartman, Mary Hartman. Steele mène des recherches sur la séismologie et autres sujets idiosyncratiques dans une bibliothèque située tout près. Après la mort accidentelle d’une voisine fumigée par des exterminateurs, Campbell intègre cette histoire sordide à la trame de Hollywood and Vine.

Leur séjour en Californie est « une période incroyablement prolifique et productive5 ». Campbell crée la série en six parties intitulée The Woman from Malibu (1976-1977)6, alors que Steele réalise la deuxième moitié de sa série Waiting for Lancelot (1976), de même que The Scientist Tapes (1976-1977) et The Ballad of Dan Peoples (1976), dans laquelle elle sert de véhicule à la voix et aux manières de son grand-père qui décède peu après leur visite. Même s’ils sont ensemble pratiquement vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ils conçoivent chacun leurs propres vidéos et écrivent leurs scénarios individuellement, puis ils s’aident mutuellement lors de la production, suivant les instructions de l’autre pour donner forme à sa vision. Presque tout est écrit, tourné et monté dans leur résidence-atelier, de sorte que l’autre n’est jamais très loin — le plus loin étant la pièce d’à côté —, même si elle ou il n’apparaît pas devant la caméra. Leur collaboration réside plutôt dans le discours de même que dans l’ensemble de références qu’ils ont en commun. Bien qu’ils ne voient pas de similitudes entre leurs vidéos respectives, ils « étudient [consciemment] le même contexte à travers des prismes différents […]. Infléchis et influencés par les mêmes expériences sociales, politiques et culturelles, les partageant toujours ensemble7. » Essentiellement, ils respirent le même air, mais en absorbent différemment l’oxygène. Leur recherche anthropologique est une forme d’engagement détaché avec le monde extérieur, alors que le traitement de ces données par l’écriture, la performance, le tournage et la postproduction des vidéos a lieu dans le creuset de leur résidence-atelier. La puissance des oeuvres ainsi produites réside dans ce raccordement du public et du privé.

À l’opposé, les oeuvres de Campbell et de Steele avant leur séjour en Californie sont hermétiques, voire nombrilistes. Les vidéos de Campbell comme Secrets (1974) et Hindsight (1975) n’ont aucunement l’humour de ses premières vidéos du début des années 1970 ; il y lit plutôt des lettres ou y débite des pensées comme dans un journal intime sur des prises de vue de lui-même cadré dans des miroirs ou des fenêtres. Steele, quant à elle, scrute son corps et sa psyché : Facing South et la bien titrée Internal Pornography (toutes deux de 1975) restaurent habilement une intériorité réflexive aux images de corps de femmes réifiées par la culture dominante.

Le contexte étranger de la Californie du Sud permet aux artistes de cesser de ressasser leurs propres pensées. Cela transforme sans doute leur point de vue sur l’identité, passant d’un moi intérieur, privé, à un moi construit à la manière d’un bricolage culturel perverti. Par ailleurs, le commissaire Philip Monk avance que, comme les valeurs de la « contre-culture hippie » se sont transformées en négation « new wave post-punk » à la fin des années 1970, l’art vidéo a eu besoin de l’ironie « pour se réveiller » : « [La vidéo] devait se distancier d’elle-même en adoptant de nouvelles formes et de nouveaux contenus, en cherchant de nouveaux formats et de nouveaux sujets8. » L’ironie a certainement modifié les pratiques de Campbell et de Steele de manière radicale et complexe. Toute performance de soi-même devrait dès lors être faite au second degré, dans une sorte de travestissement existentiel. Tel que décrit par Campbell, ce glissement consiste « à traiter d’une fiction extérieure par opposition à une fiction intérieure9 ». La plupart de leurs oeuvres californiennes agissent donc comme des métarécits : leurs personnages se révèlent en racontant une histoire précise par le biais de détails idiosyncratiques. Faisant face à la caméra, ils semblent se confier directement à nous. L’installation toute simple d’une caméra vidéo face à un interprète transforme les limites technologiques des balbutiements de l’art vidéo en des fins hautement expressives, détournement qui s’accomplit en mettant en avant les forces et les pièges de la parole10.

Campbell et Steele manient l’ironie pour poser un regard critique sur la binarité associée à la sexualité et à l’identité de genre. Leur relation radicalement ouverte est queer avant la lettre, et ce, non seulement en raison de la bisexualité et de la performance de genre androgyne de Campbell11. Alors qu’il peaufine le personnage de la Femme de Malibu pour sa série marquante, il la conçoit comme un individu clairement défini, et pas simplement comme la manifestation d’une féminitude générique imitée au moyen du travestissement selon les clichés de la féminité et du glamour12. Hollywood and Vine révèle le processus de construction de la Femme de Malibu de même que la transition de Campbell, qui passe, durant les sept premières minutes de la vidéo, d’une figure masculine efféminée à son alter ego névrosé. Son interprétation parfaite et ininterrompue de la voix, des gestes et des expressions faciales du personnage pendant qu’il en enfile le costume est particulièrement frappante. Par la cohérence de la voix et du récit, la narration établit une identité stable tandis que l’image la déstabilise, introduisant un schisme entre la performance orale et l’autoreprésentation corporelle. Si le médium vidéo capte le son et l’image sur une seule bande magnétique, Campbell les disjoint ici violemment à des fins queers. Campbell et Steele se servent brillamment de la performance et du récit pour mettre à mal de manière réflexive le schisme — ou l’ironie — entre le moi « authentique » et l’artifice d’un personnage construit, entre fictions intérieure et extérieure. Pour The Scientist Tapes, Steele s’abreuve de divers débats scientifiques et médicaux couverts par les médias, comme le génie génétique, les nouvelles maladies transmissibles et le programme de la navette spatiale de la NASA. Plutôt que de se concentrer sur le laboratoire moderne, elle présente les personnages — interprétés par Campbell et elle-même — comme des véhicules vierges au service du vocabulaire technique qui définit l’ère moderne13. Ces spécialistes hautains se montrent comme s’ils étaient en vedette dans une publicité de magazine ; par leurs poses proprettes et creuses, ils semblent se complaire dans la rationalité. Se languissant d’amour, ces scientifiques parlent comme dans un état de dissociation ou de fugue, comme s’ils se regardaient de l’extérieur, ou à la télévision. Leur insularité soigneusement entretenue satirise l’hétérosexualité moderne, suggérant une perspective queer sur la relation intime qui unit les artistes, laquelle pourrait paraître traditionnelle aux yeux d’une personne extérieure. En s’inventant des personnages plutôt que de simplement jouer des rôles, Campbell et Steele permettent également à leurs créations d’avoir une existence propre en dehors des vidéos originales, devenant ainsi des membres en règle de la colonie artistique. Par exemple, Campbell parle en public de la Femme de Malibu comme s’il s’agissait d’une vraie personne et il ressuscite des séquences la mettant en scène, ainsi que d’autres personnages comme « Art Star » et « Robin », pour les remixer dans des vidéos réalisées des décennies plus tard, et ce, jusqu’à sa mort14. De jeunes artistes leur rendent également hommage dans leurs propres productions15.

Certaines des vidéos réalisées à Venice Beach par Campbell et Steele ont été présentées dans des galeries et des musées à Los Angeles et dans les environs, entre autres dans le cadre du réputé programme de vidéos de David Ross au Long BeachMuseum of Art, où une scène artistique dynamique était en train d’émerger tout comme à Toronto. Expérimentant de nouvelles formes de relations et de structures de solidarité, les artistes ont développé des sous-cultures fantasmées ou tirées de la réalité. En Californie du Sud, la pratique vidéo queer de Campbell et de Steele préfigure la fondation, en 1979, d’EZTV à West Hollywood, où ils auraient pu trouver un sentiment de communauté, en plus de découvrir les vidéos narratives du fondateur John Dorr, qui puisait comme eux dans le spectacle hollywoodien16. Leur intérêt pour les médias de masse et leur utilisation de la langue et de la gestuelle pour créer des personnages présentent également des similitudes avec les bandes empreintes d’ironie créées en solitaire par Cynthia Maughan durant les années 1970 dans son atelier de Pasadena17. Les esthétiques et les pratiques queers développées par Campbell et par Steele en 1976-1977, dans l’ombre de Hollywood, ont ultimement offert de nouveaux modèles du moi et de la communauté à la culture autosuffisante des centres d’artistes autogérés de Toronto, à laquelle ils sont retournés. Finalement, dans leur travail, ils ont inventé et mis en oeuvre des notions d’identité, de désir et de solidarité queers qui ont joué un rôle formateur pour les scènes subculturelles qui, inspirées par la promesse utopique que la discipline portait jadis, se sont soudées autour de la vidéo dans les années 1970 à Toronto, à Los Angeles, à Montréal et bien au-delà.

VOX tient à remercier l’auteur Jon Davies et la ONE Archives Foundation pour les droits de reproduction de ce texte publié en version originale anglaise à l’occasion de l’exposition « I Almost Ran Over Liza Minnelli Today » : Colin Campbell and Lisa Steele in L.A., 1976-77 présentée à la ONE Gallery, West Hollywood, Californie, du 8 juillet au 23 septembre 2018.

  1. Lisa Steele (artiste ; professeure émérite à l’Université de Toronto ; cofondatrice et directrice artistique de Vtape, www.vtape.org), en conversation avec le commissaire, le 7 mars 2017.

  2. La plupart des menus détails concernant le séjour des artistes en Californie qui sont inclus dans le présent essai proviennent de l’entrevue susmentionnée avec Steele. Ci-après, j’y ferai directement référence.

  3. Ibid .

  4. Ibid .

  5. Ibid .

  6. La série comprend The Woman from Malibu (1976, 12 min), The Temperature in Lima (1976, 10 min), Culver City Limits (1977, 9 min), Last Seen Wearing (1977, 24 min), Shango Botanica (1977, 42 min) et Hollywood and Vine (1977, 20 min). Les vidéos de Campbell et Steele sont distribuées par Vtape.

  7. Entrevue avec Steele, op. cit .

  8. Philip Monk, Is Toronto Burning? Three Years in the Making (and Unmaking) of the Toronto Art Scene, Toronto : Art Gallery of York University ; Londres : Black Dog Publishing, 2016, p. 157.

  9. Colin Campbell cité dans Kathleen Maitland-Carter et Bruce LaBruce, « Colin Campbell Interviewed », CineACTION! 9 (1987), http://mikehoolboom.com/?p=51.

  10. Les personnages créés par Campbell et par Steele en Californie expérimentent avec un type de discours monotone influencé entre autres par Joan Didion. Steele le décrit comme « une tentative d’employer le langage de manière moins chargée par les façons ordinaires de décrire les choses […]. Petits gestes, mots et sentiments semblaient contenir les traces du lien de l’individu à la société en général. »

  11. Le mode d’interaction de Campbell avec les autres, étrangers aussi bien qu’amoureux, se retrouvait dans sa pratique vidéo. Steele en parle comme d’une « capacité à être intime et à suggérer l’intimité […]. Les gens lui disaient des choses, aimaient se confier à lui. Il était un récolteur d’histoires. »

  12. Les incarnations méticuleuses de la Femme de Malibu par Campbell ne s’opéraient que de manière superficielle par les costumes, les coiffures, le maquillage et la voix ; sa vraie personnalité se trouvait à un niveau beaucoup plus profond.

  13. Steele joue une microbiologiste des Centers for Disease Control et Campbell, un chercheur spécialiste de l’ADN au Cold Spring Harbor Laboratory.

  14. Une notice nécrologique de Campbell a même été écrite sous forme d’entrevue avec ses différents personnages. Voir Bambi Acconci et dj Blazay, « The Great Pretender », Lola 12 (2002), p. 41.

  15. Le distributeur Vtape a commandé des vidéos aux artistes Sara Angelucci, Daniel Cockburn, Nikki Forrest, Mike Hoolboom, Adrian Kahgee, Leslie Peters et Johannes Zits dans le cadre du programme « The Colin Campbell Sessions » en 2003, alors que l’artiste Benny Nemerofsky Ramsay a réalisé Colin is my real name et Chase Joynt, I’m Yours, toutes deux de 2013. Mike Hoolboom a également réalisé le long métrage Fascination (2006), sous forme de portrait.

  16. Julia Bryan-Wilson, « “Out to See Video” : EZTV’s Queer Microcinema in West Hollywood », Grey Room 56 (2014), p. 58-89.

  17. Voir Fatima Hellberg, « Artists at Work : Cynthia Maughan », Afterall, 20 mars 2013, https://www.afterall.org/online/artists-at-work-cynthia-maughan.