VOX — Centre de l’image contemporaine

Vue de l’exposition _Jocelyn Robert_, VOX, 2005. Photo : Denis Farley.
Crédits

Jocelyn Robert

2005.02.24 - 04.16

Extraits d’un entretien réalisé par courrier électronique de janvier à mars 2005 paru dans le catalogue de l’exposition.

Marie Fraser : On comprend souvent tes œuvres comme étant des expérimentations sonores même si l’image vient presque toujours y jouer un rôle important. Ce qui m’apparaît tout à fait singulier dans le traitement de l’image par rapport au son, c’est que l’un et l’autre ne se rencontrent pas nécessairement malgré qu’ils aient pour origine la même source ; au contraire, ils semblent pris dans une étrange relation de traduction et de dissociation qui ouvre sur des espaces et des temporalités inusités. C’est comme si notre propre expérience devait refaire la jonction des deux. Ce phénomène est présent dans plusieurs de tes œuvres. Aucune de mes mains ne fait mal me semble pousser plus loin ce processus, car l’image se décompose techniquement pour produire son propre son, à moins que ce ne soit l’inverse et qu’elle se recompose.

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Jocelyn Robert : Il n’y a pas de « traitement de l’image par rapport au son ». C’est le « même si » du début qui fausse la donne. Si le « on » comprend souvent mes œuvres en fonction d’expérimentations sonores, c’est simplement que la distribution de phonogrammes étant plus aisée que celle d’œuvres d’autres natures, mes travaux sonores sont mieux connus. Mais ce n’est qu’un effet des modes de diffusion : ça n’a pas grand-chose à voir avec la source, avec ma façon de travailler.

Ma première exposition, Bonjour Dürer, ne comportait aucun élément sonore, étant constituée de 3000 photographies. Mes premières vidéos, en 1993, ne comportaient pas d’éléments sonores non plus. En fait, jusqu’en 2001, mes vidéos n’étaient qu’images et mouvements. Et le livre que je publierai ce printemps n’a rien à voir avec le son non plus. Par contre, il serait aisé de démontrer que les 3000 images photographiques de Bonjour Dürer n’étaient pas vraiment de la photographie mais constituaient en réalité un film immobile.

La nécessité de séparer les lectures d’œuvres en « sons », « images » et autres me surprend toujours. Je me rappelle une discussion avec l’artiste américain Paul Demarinis. Je lui parlais d’un article dans lequel un théoricien prétendait devoir augmenter le nombre des « sens » humains. Ce chercheur disait en substance que la division des perceptions en cinq sens datait du Moyen-Âge et qu’il était temps de la mettre à jour. Il proposait lui-même un minimum de cinquante-quatre sens, dans lesquels on trouvait des désignations différentes, par exemple, pour le toucher du froid, à distinguer du toucher de la texture, à distinguer du toucher de la pression, etc. Paul m’a répondu qu’il comprenait l’idée et que celle-ci était effectivement postérieure au Moyen-Âge, mais davantage ancrée dans le XIXe que dans le XXe siècle et qu’aujourd’hui, à son avis, le nombre de sens serait « un ». Ça m’avait fait sourire de soulagement.

Aussi, quand tu écris « C’est comme si c’était notre propre expérience qui devait refaire la jonction des deux », tu as raison, sauf que c’est beaucoup plus que les deux et qu’en fait, c’est plutôt comme si nous devions cesser de diviser notre expérience en deux (ou trois ou quatre).

M.F. : L’idée d’un film immobile est vraiment très belle… Il y a quelque chose de ça d’ailleurs dans ton installation pour VOX. Dans une des images, le mouvement est si lent qu’il est presque arrêté alors que dans l’autre les multiples boucles fracturent constamment la séquence et font tourner les segments d’images sur eux-mêmes par la force de la répétition. On a l’impression que l’homme qui marche, d’un côté, et la main qui écrit, de l’autre, font du sur-place même si on arrive au bout d’un moment à percevoir leur mouvement.

J’aimerais quand même qu’on poursuivre sur l’image et le son. Si ce n’est pas une division ou une décomposition, alors comment qualifier ce qui se passe entre les deux ou à chacune de leurs limites ? N’y a-t-il pas une traduction de l’un à l’autre, un passage où interviennent une transformation, un gain, une perte ?

J.R. : Oui, il y a une correspondance directe entre une partie de l’image et une partie des sons. Les écrans que j’ai conçus pour le projet sont composés d’une surface translucide derrière laquelle se trouve une série de circuits photoélectroniques. Ceux-ci transforment les impulsions lumineuses en impulsions électriques, et ces dernières sont dirigées vers des relais électromécaniques qui sont ainsi activés. Ces relais font à la fois un son – un claquement qui leur est propre – et une lumière, par la diode électroluminescente qui est attachée à chacun d’entre eux. Ces sons viennent donc s’ajouter à un autre élément sonore de l’installation – des sons de piano émis par vingt-trois haut-parleurs ainsi qu’un autre élément sonore provenant d’une manipulation d’images – et ces lumières s’ajoutent à celles des projections vidéo.

Cette correspondance directe est cependant filtrée : c’est-à-dire que ce n’est pas toute l’information de l’image qui est transmise. Par exemple, les circuits photoélectroniques réagissent à une certaine intensité lumineuse, pas à la couleur ou à la signification de l’image. De plus, ils peuvent être activés ou ne pas l’être : il n’y a pas de gradation. Il y a donc perte de contenu entre l’image vidéo projetée et ses conséquences dans le reste de l’installation. Par contre, il y a aussi gain : ces images vidéo qui n’occupent qu’une surface d’écran réduite (environ 60 x 80 cm) sont étalées par les relais sur environ 4 x 8 m. Et en plus les pixels sont audibles.

M.F. : On entend donc l’image grâce aux pixels et on voit le son grâce aux scintillements lumineux des relais. Je crois mieux comprendre maintenant ta résistance à séparer les lectures en image et en son au profit d’une perception sensible plus globale (globale n’est pas exactement le bon mot, mais c’est celui qui me vient à l’esprit pour l’instant). Je me souviens, lors d’une conversation que nous avons eue à propos de ton projet, que tu traçais un parallèle avec le fonctionnement et la structure de la mémoire. La mémoire travaille aussi par transfert et par « filtrage », pour reprendre ton terme, elle implique des gains et des pertes, comme Freud l’a expliqué en attachant autant de signification à ce qui est oublié qu’à ce qui est remémoré. Ton installation est aussi marquée par le souvenir de tes leçons de piano qui, d’ailleurs, reviennent dans plusieurs de tes œuvres.

J.R. : En effet, je suis plus intéressé par les relations qui s’établissent entre les composantes du projet que par l’analyse d’un aspect ou d’un autre pris isolément. D’ailleurs, la relation entre la vue du son et l’audition de l’image en est un bon exemple, mais on pourrait aussi approcher l’installation en termes de traduction d’un mouvement sur une surface vers un mouvement dans un espace, ou en termes de relations de contenus entre les différentes parties. On pourrait aussi parler de l’inévitable assemblage des points de vue par le visiteur. Toute image mentale est la reconstitution d’une multitude de points de vue et c’est un des ponts entre l’installation et le fonctionnement de la mémoire. Les différentes parties sont conçues pour être incomplètes, un peu à la manière des pièces d’un casse-tête. Chacune ne contient qu’une partie du tableau, mais chacune a aussi le potentiel de « s’accorder » à une multitude d’autres, comme s’il y avait plusieurs souvenirs possibles dans le projet. Comme dans le cas de la mémoire et des souvenirs, il faut le reconstruire.

En ce qui concerne les leçons de piano, elles sont en effet marquantes, et marquées. Difficile pour moi de cerner vraiment pourquoi. Roger Caillois disait, dans La nécessité d’esprit : « …il est immédiatement effrayant de penser que non seulement l’individu trouve le langage tout fait, mais qu’il est obligé, pour faire comprendre le moindre mot, de sacrifier toutes les nuances particulières et concrètes de son expérience personnelle à la signification fiducière que tant bien que mal on a généralement accordée à ce mot… ». Et il y a de ça dans les leçons de piano : cadre de la découverte de cette superbe machine à sons, elles constituent d’abord un processus de grammatisation, et c’est peut-être cette expérience ambiguë et paradoxale, mélangée d’émerveillement et d’embrigadement, qui est restée imprimée dans mon souvenir. On revient à une situation à deux composantes en tension…