VOX — Centre de l’image contemporaine

Thomas Kneubühler, _Untitled_ de la série _Office 2003_, épreuve numérique, 122 x 152 cm. Avec l’aimable permission de l’artiste.
Crédits

Lieux anthropiques

2003.29.11 - 2004.31.01

CLAUDINE ROGER

Les lieux sont des histoires fragmentaires et repliées, des passés volés à la lisibilité par autrui, des temps empilés qui peuvent se déplier mais qui sont là plutôt comme des récits en attente et restent à l’état de rébus, enfin des symbolisations enkystées dans la douleur ou le plaisir du corps. – Michel de Certeau 1

L’observation du lieu et des traces qu’y a laissé l’homme est au centre de nombreuses pratiques artistiques. Qu’il soit paysage naturel ou espace urbain, architecture ou intérieur, le lieu demeure encore aujourd’hui le thème de prédilection de jeunes pratiques contemporaines. Les artistes réunis dans cette exposition en témoignent : ils jettent un regard critique sur les conditions sociales et historiques ayant marqué différents lieux mis en représentation et interrogent également la relation entre l’individu et son environnement.

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Cette exposition, organisée dans le cadre de l’événement Voilà Québec en México – une fenêtre ouverte sur la culture québécoise – et présentée au Centro Cultural Casa Vallarta à Guadalajara, regroupe les travaux de cinq jeunes artistes qui se sont distingués au cours des dernières années sur la scène artistique québécoise. Chacune des pratiques qui y sont présentées est intimement liée à la nature, à la campagne, à la ville, au quotidien, et traite de mémoire, d’histoire, de temporalité, témoignant des rapports parfois ambivalents, rarement harmonieux qu’entretiennent l’individu et la collectivité avec leur environnement. À l’instar de nombreux photographes – nous n’avons qu’à penser au groupe News Topographics des années 702 – les artistes de cette exposition expriment un intérêt certain pour le territoire, l’espace social et accordent une attention manifeste à l’individu actif qui se transforme lui-même tout en modifiant son monde.

Qu’en est-il, en vérité, de cet environnement et plus précisément de ces lieux qui nous entourent? D’une part, notre identité se construit sur les rapports aux lieux que, tous, nous entretenons. Le philosophe Gaston Bachelard s’est attardé sur ce rapport particulier et a démontré que l’habitat, la maison et les lieux où l’on vit sont en général empreints d’une symbolique où raison et sensations opèrent ensemble3. Le lieu est donc lié des espaces très concrets mais aussi à des attitudes, au rapport que nous entretenons avec des espaces où nous vivons et que nous parcourons. D’autre part, notre relation à l’environnement a été profondément bouleversée ces dernières décennies par le développement de ce que l’anthropologue Marc Augé nomme les « non-lieux » de la surmodernité : des espaces résiduels et de transit, tels des voies aériennes et ferroviaires, des autoroutes, des aéroports, des grands hôtels, des supermarchés, des parcs, des halls, etc., qui sont produits par les changements socioéconomiques, l’urbanisme moderniste du début du XXe siècle et une société basée sur une nouvelle mobilité. Ce sont des espaces réels ou l’on coexiste ou cohabite sans y vivre ensemble, mais qui sont toutefois des lieux pour ceux qui y travaillent ou lorsque, parfois, un hasard y fonde une histoire fortuite. Les non-lieux n’existent jamais sous une forme pure; selon nos attitudes des lieux s’y recomposent, des relations s’y reconstituent. Ils figurent comme des espaces de solitude habitables dans lesquels on peut s’échapper des réalités quotidiennes4.

Ces non-lieux fascinent plusieurs artistes de cette exposition, qui scrutent et circonscrivent littéralement la surface de ces nouveaux espaces identitaires banalisés et déshumanisés, à la recherche d’indices d’une certaine idée du « vivre ensemble ». Les images ici présentées sont une sorte de mise à nu de cette réalité quotidienne de « récits urbains », pour reprendre le terme de Certeau5. Elles soulignent l’état de ces lieux révélant des zones inconnues ou inexistantes (Isabelle Hayeur), des espaces urbains génériques (Thomas Kneubühler), des lieux de travail (Emmanuelle Léonard) ou y résistent en montrant des lieux historiques et de mémoire (Martin Désilets), ou des espaces intimistes (Patrick Coutu). Tous ces lieux ont cependant en commun d’être marqués et façonnés par les transformations et les usages humains passés-présents-futurs que nous nommons lieux anthropiques. Récits des déambulations des artistes dans la campagne, dans la ville et ses périphéries, les œuvres nous incitent à observer avec plus d’attention les multiples états de notre environnement.

Chacun fait corps avec les lieux et ceux-ci ne peuvent être considérés comme des espaces extérieurs à nous-mêmes, observables de loin, soumis à une vue surplombante. La vie humaine est un ensemble articulé de rapports et d’expériences difficilement cernables. Dans son rapport au lieu, notre corps ne se contente plus d’être un réceptacle passif de sensations, il est activé et influencé par les rapports sociaux et agit sur eux. Les artistes réunis ici le soulignent de multiples façons : en révélant de manière intimiste comment les lieux sont constitutifs du soi et fragments de notre histoire et de nos souvenirs (Patrick Coutu); en dévoilant la complicité et la symbiose qui peuvent surgir entre l’individu, le photographe, le peintre et un site (Isabelle Hayeur); en dénonçant les lieux de production de cohésion sociale qui engendrent l’organisation des espaces et influencent des manières de se comporter (Thomas Kneubühler); en montrant des lieux caractérisés par leur fonction sociale et qui rendent visibles nos comportements selon nos façons particulières d’habiter des lieux partagés (Emmanuelle Léonard); en rappelant qu’un pays, ses espaces et ses lieux se laissent observer et comprendre à travers des détails, des expériences et des impressions (Martin Désilets). Tous ces rapports au lieu pourraient être résumés par ce passage de Georges Perec :

J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources : mon paysage natal, le berceau de ma famille, la maison où je serais né, l’arbre que j’aurais vu grandir, […] le grenier de mon enfance empli de souvenirs intacts… De tels lieux n’existent pas, et c’est parce qu’ils n’existent pas que l’espace devient question, cesse d’être évidence, cesse d’être incorporé, cesse d’être approprié. L’espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner; il n’est jamais à moi, il m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquête.6

Ces lieux que nous habitons, que nous fréquentons ne disparaissent jamais totalement, nous les quittons sans les quitter; ils nous habitent toujours, à la fois invisibles et présents, enfouis dans notre mémoire, et les images ici rassemblées témoignent qu’il nous faut constamment les redécouvrir.

  1. Michel de Certeau, L’invention du quotidien. Arts de faire, tome I, Paris, Gallimard, 1990, p. 163.

  2. Les photographes de l’exposition New Topographic: Photographs of a Man-Altered Landscapes présentée en 1975 à la George Eastman House de Rochester furent les premiers à investir les espaces intermédiaires générés par la société de surconsommation et ont contribué à former les bases d’une recherche photographique contemporaine. Paul di Felice, Paysages lieux et non-lieux, Luxembourg, Café Crème asbl, 1995, p. 9.

  3. Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, Presses universitaires de France, 1992, 5e édition, 214 p.

  4. Marc Augé, Non-lieux : introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Éditions du Seuil, 1992, 149 p.

  5. Michel de Certeau, Luce Giard et Pierre Mayol, L’invention du quotidien. Habiter, cuisiner, tome 2, Paris, Gallimard, 1990, p. 203.

  6. Georges Perec, Espèces d’espaces, Paris, Éditions Galilée, 1974/2000, p. 179.