VOX — Centre de l’image contemporaine

Vue de l'exposition _Raymond Boisjoly. « From age to age, as its shape slowly unravelled… »_, VOX, 2015. Photo : Michel Brunelle.
Crédits

Raymond Boisjoly
« From age to age, as its shape slowly unravelled… »

2015.04.17 - 06.27

Raymond Boisjoly est un artiste d’origine haida et québécoise. Son travail aborde à la fois la représentation de l’identité autochtone, le langage comme pratique culturelle, et la manière dont ces questions sont matérialisées et perçues. Son processus créatif se rapproche de la photographie, et il s’intéresse aux formes vernaculaires de la représentation et aux modes de production des images.

« From age to age, as its shape slowly unravelled… » comprend une vidéo silencieuse et une série de tirages au jet d’encre grand format, des œuvres créées spécialement pour VOX. Leur conception implique l’utilisation volontairement inappropriée et la combinaison improbable d’appareils apparemment incompatibles, destinés à la production et à la consommation d’images numériques. L’artiste a en effet posé sur un numériseur un iPhone qui diffusait une vidéo trouvée sur YouTube. Au lieu d’un simple arrêt sur image, on obtient la reproduction figée d’un instant interstitiel entre deux plans, une image « médiée », altérée par le processus de transmission, et dont le contenu premier est devenu inaccessible.

La vidéo d’origine est une version numérisée du film Les statues meurent aussi réalisé en 1953 par Chris Marker, Alain Resnais et Ghislain Cloquet. Ce court-métrage anticolonialiste – interdit en France par la censure pendant plus de dix ans – dénonce la façon dont la statuaire et la culture matérielle africaines, privées de leur contexte historique et de leur but premier, ont perdu leur identité même. Exposées dans des musées et considérées uniquement pour leur apport esthétique, ces œuvres d’art tribal sont « médiées » ou re-présentées pour un autre public, tout comme la caméra (ou toute autre technique de représentation) devient un intermédiaire dans la transmission de leurs images. Ces changements ne sont pas neutres, et la production de sens qui en résulte est cruciale pour la compréhension de « l’art » selon sa conception historique et coloniale.

Notes en marge de « From age to age, as its shape slowly unraveled… »

JESSE McKEE

Temps et contenu se déploient désormais à l’horizontale. Les actions du présent cohabitent avec une multiplicité de passés et de futurs potentiels. Cette ubiquité de l’information en fait presque une ennemie de l’art. J’essaie de trouver une façon de parler de l’art actuel qui permette à l’objet compris ou googleable de susciter encore la curiosité.

Rebecca Belmore m’a dit que la performance n’était pas un moyen d’expression récent lorsqu’elle a commencé à la pratiquer dans les années 1990 : les peuples autochtones font de la performance depuis des siècles. Rebecca souhaiterait que l’on évite de considérer un nouveau moyen d’expression comme une pratique novatrice pour un artiste autochtone.

Raymond Boisjoly explique qu’il en est arrivé à une prise de conscience difficile : le problème que l’on persiste à ignorer au regard de notre histoire commune, c’est qu’il faut renoncer à appréhender les choses telles que nous croyons qu’elles auraient dû se passer. Aussi désolant que puisse être ce constat, il nous met face à la réalité de ce qui s’est effectivement passé, et nous permet d’aborder la suite de l’histoire de façon productive.

Selon Paul Chaat Smith, les peuples autochtones côtoient la caméra depuis ses débuts. Certaines des premières scènes jamais tournées montrent des Autochtones en train de performer, mais pour un réalisateur et un public. Le public ne leur était pas vraiment familier, mais ils ont incontestablement eu l’occasion de faire connaissance avec la caméra.

In the Land of the Headhunters (1914) est un film d’amour et de guerre, tourné par Edward Curtis et raconté par les Kwakwaka’wakw. Ce sont eux qui ont confectionné les costumes, construit les décors, dansé, combattu et célébré. Ils ont également été payés. J’ignore combien. Mais, à l’époque, l’argent n’avait pas la même valeur qu’aujourd’hui. Lors d’une récente projection de ce film, le petit-fils de l’actrice principale a raconté quelques histoires en fin de séance, et répondu à diverses questions. Quelqu’un lui a demandé s’il pensait que Curtis avait exploité les membres de sa communauté. À son avis (et je suis d’accord avec lui), ce n’était probablement pas le cas.

Il était clair que Curtis en était à son premier tournage, car on pouvait le voir s’améliorer en tant que réalisateur vers la fin du film. Ce long métrage fut un point de rencontre entre deux types de personnes d’horizons très différents, qui se sont familiarisés ensemble avec la caméra. Le film disparut pendant plusieurs décennies et, quand il fut retrouvé, il nous est apparu comme un documentaire sur l’identité autochtone. Des gens comme le petit-fils de l’actrice nous ont rappelé que ce film raconte une histoire d’amour et de guerre.

L’amour ne joue pas un bien grand rôle dans Les statues meurent aussi (1953), mais la guerre fait certainement partie des protagonistes. « Quand les hommes sont morts, ils entrent dans l’histoire. Quand les statues sont mortes, elles entrent dans l’art. Cette botanique de la mort, c’est ce que nous appelons la culture », déclarent Chris Marker et Alain Resnais au début de leur film, que Raymond a regardé et scanné sur son iPad. Certaines des images obtenues au moyen de ce procédé sont exposées dans l’une des salles de la galerie ; elles ont été compressées puis agrandies, déformées et collées sur les murs. Ces images nous parlent moins des statues elles-mêmes que de la manière dont elles sont traitées dans le film. Le réel est transposé dans le domaine ethnographique, puis accède à un nouveau statut en tant que contenu d’un film ; aujourd’hui, comme le note Raymond, ces images existent comme « de l’art, puisque c’est ainsi que nous en parlons ».

Dans l’autre salle de la galerie, une nouvelle vidéo de Raymond, greyscale.mp4, aborde les images avec un langage migratoire – mais les mots sont plus incisifs qu’une idée en mouvement. On y retrouve l’esprit d’une œuvre précédente, Uneasy with the Comfort of Complexity (2011), dans laquelle Raymond a utilisé une canette de bière pleine pour tracer ce titre sur un mur. Laissez le poids de cette affirmation s’imprimer en vous. Raymond nous encourage à nous libérer du voile rassurant dont nous avons tendance à nous envelopper lorsque nous sommes confrontés à la complexité de scénarios multiples. Comme un nœud trop serré dans nos lacets, on peut choisir de l’ignorer, jusqu’au moment où ce n’est plus possible.

Theaster Gates a donné une conférence illustrée au Musée des beaux-arts de l’Ontario, à Toronto, intitulée Time is Longer Than the Rope (2013). À cette occasion, il a déclaré que « le Nègre ne comprendra jamais pourquoi les Européens accordent plus de valeur à l’objet ancien et usé qu’à l’objet neuf et en bon état1 ». L’espace de transmission de ce malentendu est similaire à celui où nous sommes actuellement, dans cette galerie. Plaçons-nous entre l’objet et le spectateur, éloignés ou actuels; le regard, à l’époque et aujourd’hui; le médium, de l’argentique au numérique. La démarche de Raymond aborde non pas le passé et le présent, mais la manière dont nous voyons et appréhendons les choses au fil du temps. Il nous parle de notre tendance à continuer de faire les choses selon la perception que nous en avons. Il explore l’espace de la motivation.

  1. Notre traduction.