Sanaz Sohrabi
Vernissage :
19 janvier 2023 à 17 h
Conjointement au lancement du
no 107 – Famille de esse art + opinions
En présence de l'artiste
Consulter l’essai et la liste d’œuvres en version PDF
NATASHA MARIE LLORENS
Les œuvres de Sanaz Sohrabi sont composées de documents visuels tirés des archives de la société British Petroleum que l’artiste a consultées dans le cadre de ses recherches doctorales et de sa pratique artistique. En juxtaposant minutieusement des documents d’archives et en reconstituant des récits historiques, Sohrabi avance l’idée que la caméra et l’appareil photographique sont des extensions de l’infrastructure d’extraction du pétrole, particulièrement sous les régimes coloniaux, dans des pays comme l’Iran et la Birmanie. Ces images témoignent des connaissances géologiques accumulées et rendent visibles le territoire et ses habitant·e·s dans le cadre visuel établi par la BP en tant qu’agent du colonialisme. Dans l’objectif des technologies photographiques, les gens cessent d’habiter le territoire représenté, peuplant plutôt une surface rocheuse saturée de pétrole.
Au cœur de cette installation de Sanaz Sohrabi se trouve un film inédit, commandé spécifiquement pour l’exposition. Intitulé Scenes of Extraction | صحنه های استخراج, celui-ci illustre les débuts de l’exploration pétrolière dans le cadre de la concession iranienne à la British Petroleum, conclue en 1901. Sanaz Sohrabi juxtapose des images représentant la construction du premier chemin de fer national de l’Iran avec des archives documentant les sites d’exploration pétrolière de la Birmanie coloniale. Dans l’une des scènes du film, l’artiste combine notamment deux photographies datant des années 1930. La première montre un grand atelier à aire ouverte en Iran où une centaine de travailleurs s’affairent autour de différentes tables de travail. Certains lèvent la tête pour fixer la caméra, tandis que d’autres poursuivent leur tâche – un portrait de groupe aux allures de mise en scène. Tous s’attellent à la fabrication de centaines de milliers de traverses pour construire le chemin de fer transiranien. Dans le plan suivant, Sanaz Sohrabi découpe les figures de trente de ces travailleurs de façon à les extraire de leur contexte photographique et les superpose contre un paysage sillonné par les rails d’acier du chemin de fer nouvellement construit. Cette intervention de l’artiste permet d’imaginer les artisans venus inspecter le résultat de leur travail sur le terrain, animés de la même diligence que celle déployée en atelier au moment de sculpter les traverses dans le bois brut.
Comme l’explique l’artiste en voix hors champ, le chemin de fer a été le premier projet d’infrastructure majeur à être financé par le pétrole, c’est-à-dire par les redevances que la BP versait à l’État. Sa construction a été soigneusement documentée par le gouvernement iranien, et ces images ont été diffusées pour démontrer au public la nécessité de céder le contrôle d’une partie du territoire à des intérêts étrangers, pour accomplir la modernisation nationaliste. Passant des technologies exploratoires employées par la BP à celles, fondées sur l’image, employées par l’État iranien, Sanaz Sohrabi révèle les rôles parallèles joués par les deux instances pour orienter l’opinion publique en faveur de l’extraction dans la foulée du projet
de modernisation.
Plusieurs des documents d’archives présentés dans l’exposition soulignent ces parallèles, notamment les images tournées avec une caméra conçue spécialement pour sonder les puits de pétrole afin de s’assurer de leur intégrité structurelle ; des photographies comportant des annotations scientifiques réalisées à l’aide d’un appareil photographique d’inspection de forage – un prototype fabriqué en 1935 pour l’Anglo-Iranian Oil Company ; des images de la salle de cinéma de la société ; et un dispositif photographique opéré par deux techniciens iraniens. Sanaz Sohrabi met de l’avant les infrastructures visuelles en tant que manifestations d’une esthétique de l’extraction, et non comme de simples outils mécaniques. Les images tournées dans les puits de pétrole sont particulièrement frappantes en ce sens, car elles incarnent l’ultime fantasme de pénétrer le territoire avec l’aide des technologies visuelles. Dans un extrait vidéo datant des années 1980, la caméra se déplace le long de la tige en forme de lance de l’appareil d’insertion. Puis, le plan coupe vers une salle de montage vidéo où l’on voit la main d’un homme pousser une vidéocassette dans la fente d’un lecteur pour diffuser la lente descente de la caméra dans le puits de pétrole. Produite par Halliburton – une multinationale américaine se spécialisant dans les technologies et les opérations de forage partout sur la planète –, la vidéo résume bien la représentation que fait Sanaz Sohrabi de la culture visuelle coloniale à travers le développement d’instruments comme la caméra. Plus celle-ci s’enfonce profondément, plus sa logique devient totalisante en regard d’un imaginaire du territoire.
L’installation de Sohrabi demeure axée sur la structure de l’image générée par cette logique, plutôt que sur la fonction de preuve propre à l’archive. En témoigne bien la grande reproduction couleur disposée à l’entrée de l’exposition, qui illustre l’emploi d’une géocaméra. Cette photographie est d’abord parue dans les pages d’un magazine promotionnel, tirée à l’aide de matrices d’impression offset. Sanaz Sohrabi reproduit l’image au sein de son installation à taille quasi humaine, de façon à en rendre la texture structurelle. Imposante et énigmatique, la photographie met en scène le télescopage entre le paysage, l’exploration pétrolière et la caméra. Le vif contraste de couleurs était destiné à un support d’impression de masse ; en le reproduisant à cette échelle, l’artiste dénature les conventions esthétiques du médium. En combinant systématiquement l’image photographique avec le dispositif ainsi qu’en en juxtaposant l’infrastructure et le corps avec des moments historiques clés, elle dévoile la structure de l’imaginaire extractif, auquel elle confère un air à la fois tangible et teinté d’étrangeté.
Horaire des versions sous-titrées
En français à 11 h, 12 h 30, 14 h et 15 h 30
En anglais à 11 h 45, 13 h 15, 14 h 45 et 16 h 15
Dans cette nouvelle exposition conçue spécifiquement pour VOX, Sanaz Sohrabi retrace l’empreinte coloniale laissée en Iran par la pétromodernité, les idéologies politiques et les imaginaires culturels qui se sont recomposés autour de l’extraction du pétrole.
Extraction Out of Frame est le résultat d’une récente investigation de l’artiste dans les archives de British Petroleum. L’entreprise britannique a joué un rôle de vecteur économique et identitaire de premier plan en Iran et inscrit le pays dans un certain idéal de modernité avant d’être en partie nationalisée. Deuxième volet d’une trilogie, le film-essai Scenes of Extraction | صحنه های استخراج (2023) donne à voir la fonction politique des technologies de l’image utilisées dans les recherches menées par cette compagnie. Méthodes de prospection sismique, filmage des puits de forage ou encore photographies aériennes, études géologiques et relevés topographiques — faisant ici l’objet d’une modélisation 3D — permettent de montrer tant les stigmates laissés par l’industrie extractive sur le territoire que les stratégies de communication motivant son abondante documentation. À partir de documents d’archives inédits, l’artiste dégage les traces d’un régime de dépossession qui ont affecté les ressources et l’identité iranienne.
Berlinale 2023

Le film-essai Scenes of Extraction | صحنه های استخراج de Sanaz Sohrabi sera également présenté dans la section Forum Expanded de la Berlinale 2023.
Axe de recherche : L'effet Zapruder
Parmi les images les plus analysées de l’histoire, il y a ce film amateur de 26 secondes et de 486 photogrammes qui montre l’assassinat de John F. Kennedy et qui a été réalisé le 22 novembre 1963 par Abraham Zapruder, devenu le témoin le plus célèbre de ce drame par l’intermédiaire de sa caméra 8 mm. Ce film amateur a été élevé au rang de témoin historique non seulement en raison des images traumatisantes qu’il expose, mais aussi parce qu’il a ouvert la porte à une refonte en profondeur des régimes de visibilité. Car, depuis ce jour, toutes les composantes du plan-séquence ont été soumises à des examens rigoureux et scientifiques, incluant l’analyse de la suite logique de ses photogrammes, sans négliger des examens croisés avec d’autres sources. Le hors-champ de ce film a même été recréé par injection de nouvelles images, de sorte qu’on a pu l’analyser sous toutes les coutures manquantes permettant de reconstituer, comme dans un psychodrame, le fil des événements.
Aujourd’hui, cette manière de travailler l’image pour en augmenter les données est à la base d’une production artistique et vidéographique prolifique. L’émergence et la prolifération des médias open source, l’utilisation généralisée des téléphones intelligents et l’accès aux données de géolocalisation, l’usage de logiciels ou d’autres technologies issues du champ de la criminalistique, la modélisation numérique, la photogrammétrie ou le radar à pénétration de sol offrent des moyens encore plus efficaces de mener des enquêtes visuelles. Les artistes se sont emparés de cette « armada technologique » pour mener des investigations sur des cas de violation des droits de la personne ou sur des processus de colonisation ou encore pour apporter leur appui à diverses causes de justice sociale ou environnementale. Leurs investigations sont au cœur de ce nouvel axe de recherche.
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Sanaz Sohrabi
Sanaz Sohrabi (née en 1988 à Téhéran) est une artiste, cinéaste et essayiste dont la démarche est fondée sur la recherche. Elle est actuellement candidate au doctorat au Center for Interdisciplinary Studies de l’Université Concordia à Montréal et bénéficie du soutien financier du Fonds de recherche du Québec – Société et culture.
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Natasha Marie Llorens est une auteure et commissaire indépendante basée à Stockholm, où elle enseigne l’art et la théorie au Royal Institute of Art.
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