VOX — Centre de l’image contemporaine

Vue de l'exposition _Kelly Mark. Stupid Heaven_, VOX, 2008. Photo : Michel Brunelle.
Crédits

Kelly Mark
Stupid Heaven

2008.09.06 - 10.18

BARBARA FISCHER

Parmi les étagères couvertes de disques compacts, de livres et de bouteilles de scotch, un horodateur s’allume et marque chaque heure d’un son métallique. Nous sommes dans l’atelier de Kelly Mark, et In and Out est la preuve monumentale – sur le plan de la conception – de son labeur. Des centaines de cartes, empilées sur des supports d’acier, portent les marques temporelles que Kelly Mark a perforées en arrivant à son lieu de travail et en le quittant. Chaque support comprend les entrées hebdomadaires d’une année, allant de 1997 à aujourd’hui (avec promesse de continuer). Sur un mode conceptuel primaire, In and Out confie la créativité artistique au processus mécanique, la biographie au système administratif et la vie aux archives.

Depuis plusieurs années maintenant, Kelly Mark s’intéresse à la temporalité. Avec ses préoccupations indicielles, In and Out imite les méthodes de contrôle des ressources humaines utilisées dans l’industrie ou le secteur des services. Les registres n’affichent toutefois rien qui ressemblerait à un boulot de neuf à cinq. Mesurant les périodes de travail capricieuses d’un artiste, la forme indiscutablement conceptuelle d’In and Out, avec le gris sur gris des dossiers, redonne étonnamment quelque chose de l’imprévisibilité de la « vie ». En fait, c’est la tension entre les méthodes formelles de gestion du temps et l’intérêt de l’artiste pour la durée (comment il arrive subitement, dans un moment complexe, qu’on ait le sentiment aigu d’être en vie) qui sous-tend en bonne partie la démarche de Kelly Mark.

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Dans quelques-uns de ses premiers travaux, Kelly Mark s’est assigné une tâche qu’elle devait exécuter méthodiquement, renvoyant ainsi à un fonctionnement de type industriel qui trouvait un juste contrepoint dans les préoccupations du minimalisme, de l’art processuel et de l’art conceptuel. Ici, l’idée devenait une machine, comme dans cette série de dessins réalisés en posant une mine de plomb sur une feuille et en dessinant des cercles spiralés jusqu’à l’épuisement du plomb. Le matériau était consumé par une exécution mécanique, et le nom de l’artiste était son aura.

Plus récemment, le centre d’intérêt de Kelly Mark s’est déplacé, passant de la nature tautologique d’« une œuvre réalisée en y consacrant du temps » à la volonté de capter les gestes émouvants des autres et les résidus du quotidien. La forme conceptuelle devient un médium indiciel, prenant en compte un phénomène précis, observé, qu’il soit répétitif ou imprévisible dans la nature. Ainsi, une série photographique documente comment des gens, cherchant désespérément à éviter une contravention, ont fixé avec beaucoup d’ingéniosité et de créativité des avis amusants sur des parcomètres défectueux. Il est significatif que les dispositifs fonctionnant maintenant à l’énergie solaire, utilisés partout, ne permettent plus à la liberté de s’exercer comme lors de bris mécaniques. On a raffermi la poigne sur la gestion du temps et les formes créatives de « riposte » ont disparu.

Dans sa pratique, Kelly Mark se fait discrète et résiste tout en lenteur à la gestion abstraite du temps, système dans lequel elle se manifeste précisément. Il arrive que l’état de suspension créée par une tâche automatisée, l’absorption qui s’y opère, suggère une manière d’être privilégiée : la tâche qui ne requiert aucune pensée permet à la pensée de suivre son propre cours. Dans l’idiotie se trouve le paradis. À d’autres moments, les travaux de Kelly Mark cherchent à compléter des tâches qui sont obsessives dans leur volonté d’accomplissement, ce qui revient probablement à la même chose. Pendant un certain temps, elle s’est attachée de manière compulsive à cette phrase incomplète : « I really should… » (« Je devrais vraiment… »). Répertoriant les innombrables façons de définir ce qu’une personne devrait faire, une bande sonore énumère, presque ad nauseam, le contenu de tous ces « Je devrais vraiment… ». Si l’obligation est liée aux structures sociales (famille, santé, travail), la refuser (par procrastination ou par résistance) sème le doute sur les valeurs de ces dernières et sur la constance de nos efforts. Cette attitude étaye une bonne part de l’humour de Kelly Mark, par exemple lorsqu’une manifestation orchestrée met un terme à une forme historique et conventionnelle de revendication sociale : en face d’un événement de collecte de fonds se déroulant dans une galerie, un groupe d’amis artistes portant des pancartes sans texte déclame : « Que veut-on ? Rien ! », « Quand le veut-on ? N’importe quand ! » et « Merde, non. On sait pas. »

Regarder la télévision est peut-être le plus grand mode de distraction et de procrastination contemporaines. C’est également le plus grand outil de gestion de temps et pourvoyeur d’euphorie jamais conçu. Si la télévision construit et domine nos temps « libres », elle a substantiellement altéré le rythme autrefois « naturel » du jour et de la nuit, de l’éveil et du sommeil, en absorbant son public dans un temps surréaliste et interstitiel, fait de rêvasserie et de temps perdu. S’intéressant depuis un certain temps à la télévision, l’artiste a réussi rien de moins qu’un tour de force avec sa nouvelle installation REM1 en réalisant un film qui met en lumière l’expérience du temps consacré au zapping. Une énorme collection de fragments de films, tirés de la télévision, a été montée et réunie pour composer un nouveau « thriller » de deux heures et seize minutes, avec titres, avertissements, publicités, logos de chaînes de télévision et génériques. Nous suivons là un protagoniste qui cherche à échapper à la loi et qui change d’apparence ou d’avatar, prenant dans chaque nouvelle scène le corps d’un acteur différent. Il (et, par lui, le public) oublie et retrouve constamment le fil de sa situation : rêvant, dormant, éveillé ou drogué. Ces états ne constituent pas uniquement les modes de propulsion narrative et le contenu d’un nouveau film, ils élucident également le sujet de la télévision comme tel : la conscience recycle et assemble divers champs d’intérêt dans une combinaison de morceaux narratifs. L’enchaînement de la production et de la consommation dans un hyper-temps narratif contribue à une subjectivité et à une pratique artistique nouvelles.

  1. REM est l’acronyme anglais de « rapid eye movement », soit les mouvements oculaires rapides qui se produisent durant le sommeil paradoxal.