Éveil
2004.05.10 - 07.10
MARIE FRASER
L’image peut-elle encore aujourd’hui nous éveiller à quelque chose qui ne soit pas déjà dans le monde, à quelque chose qui ne soit pas déjà constitué en image ? Peut-elle encore nous éblouir ? Peut-elle encore conduire à imaginer et à percevoir la réalité autrement ? Quelle place accorde-t-elle à la conscience ? Inspirée de la réflexion critique d’Eduardo Cadava, dans Words of Light: Theses on the Photography of History, sur la conception de la photographie et de la mémoire chez le philosophe allemand Walter Benjamin, cette exposition aborde l’image en fonction du processus d’éveil, comme un moment d’apparition et de dévoilement. Évanescent, fluide et transitoire, l’éveil est l’état intermédiaire d’un mouvement entre le sommeil et la conscience, il est ce moment très singulier où le rêve se dissipe au profit d’une réalité, d’une lucidité. Utilisant la photographie, la vidéo ou le film, les œuvres qui sont présentées ont toutes cette qualité d’apparition. Quoique fort différentes, ce sont des images émergeant de lieux incertains ou inconscients qui semblent surgir de nulle part.
Filmer, capter et enregistrer l’instant fragile que traduit métaphoriquement la notion d’éveil peut sembler un véritable tour de force. Impliquant une attention particulière au mouvement et à son inscription dans le temps, sa nature transitoire invite à être sensible non seulement à des aspects oniriques et poétiques mais aussi à des explorations formelles qui transforment nos habitudes de perception et nos manières de comprendre la réalité. Ainsi, la caméra bouge vraiment lentement, les atmosphères lumineuses sont d’une intensité forte et trouble, les transformations subtiles frôlent parfois l’aveuglement, des échafaudages complexes d’images font basculer la réalité, des effets visuels nous font passer brusquement d’un registre temporel et narratif à un autre.
Remettant en question les propriétés du cinéma, les films de Mark Lewis ont toujours eu une qualité particulière. Alors qu’on exige des images cinématographiques qu’elles fassent quelque chose, qu’elles nous happent au centre d’une action, Mark Lewis leur permet tout simplement d’apparaître. Dans les deux films tournés au parc Algonquin, Algonquin Park, September et Algonquin Park, Early March, l’image dévoile les lieux dans un mouvement extrêmement ralenti. Comme lors d’un lent processus d’éveil, les qualités atmosphériques du paysage – une brume automnale et un pur éclat de lumière hivernale – confèrent à l’image une somnolence qui rappelle les effets sublimes de la peinture romantique1. Passant de l’abstrait au figuratif telle une apparition, la nature s’éveille progressivement sous nos yeux jusqu’à ce que sa dimension sublime s’évanouisse au profit d’une présence plus tangible et concrète des lieux. L’image emprunte sa fluidité à la nature. Mark Lewis a finement exprimé dans un langage cinématographique les conditions extrêmement évanescentes et éphémères de l’image, ses moments d’éblouissement et d’évanouissement.
Il est bien connu que la force de l’image peut éveiller la conscience à une plus grande lucidité en même temps qu’elle peut paradoxalement la manipuler ou la rendre aveugle. Si l’on y regarde de près, les images numériques d’Isabelle Hayeur invitent à observer la dimension « paysage » du monde avec un sentiment d’étrangeté qui nous met à l’affût des développements industriels modernes et contemporains. Sous forme de vues panoramiques, chacune présente un paysage trompeusement idyllique, une sorte de paradis reconstruit que la dimension désenchantée vient toutefois rendre inquiétant. La composition numérique permet un échafaudage sophistiqué où des lieux sans cohérence se croisent et se rencontrent grâce à des raccords visuels quasi imperceptibles. Mais l’atmosphère à la fois familière et étrange qui plane sur toute la surface révèle l’aspect inhumain des lieux, leur facticité, la perte de leurs propriétés naturelles. Parcourant les paysages pour en déchiffrer les moindres détails, l’œil captera les ruines et les restes en marge des zones où les civilisations ont bâti leurs rêves et leurs utopies.
L’éveil ouvre également sur la mémoire et les processus inconscients où s’incrustent des images qui, à tout instant, menacent de surgir et de réapparaître. Avec Aqtuqsi (My Nightmare), une de ses premières vidéos narratives, Mary Kunuk met en scène un cauchemar qui l’a terrifiée dans son sommeil alors qu’elle avait onze ou douze ans. On s’est tous un jour heurté à la résistance du rêve à se laisser raconter. Portées par une émotion, une sensation, les images oniriques perdent leur précision au moment du réveil et, lorsqu’on tente de les exprimer ou de les raconter, on se heurte inévitablement à l’oubli ainsi qu’au difficile travail de remémoration. Pour figurer son rêve, Mary Kunuk a joué sur différentes qualités et textures. On voyage d’un lieu et d’un temps à un autre, du songe à la réalité, alors que l’image elle-même change de registre visuel et narratif, du documentaire à la fiction, du noir et blanc à la couleur, des images tournées en vidéo à des dessins animés par ordinateur. Ces passages sont aussi marqués par des changements rythmiques qui affectent le défilement de l’image et du son. Fluctuant et discontinu, comme l’irruption – les flashes – de la mémoire, le mouvement varie parallèlement au rythme saccadé d’un chant inuit qui, en hors-champ, raconte le cauchemar de la jeune fille.
L’exposition Fabulation abordera une autre particularité des images contemporaines à travers le mouvement inverse du processus d’éveil, non pas du côté de l’apparition mais de celui de la transfiguration.