VOX — Centre de l’image contemporaine

Vue de l'exposition _Fabien Giraud et Raphaël Siboni. The Unmanned_, VOX, 2014. Photo : Michel Brunelle.
Crédits

Fabien Giraud et Raphaël Siboni
The Unmanned

2014.05.02 - 06.28

Fabien Giraud et Raphaël Siboni concentrent leurs recherches autour des notions de mesure et de vision du monde. Leur questionnement sur l’évolution des techniques, du temps et des rapports d’échelle les mène au-delà de la mesure humaine vers une image hors-monde. Que ce soit en réduisant un film à une pure quantité de lumière (Sans titre : La Vallée von Uexküll), en synchronisant notre expérience du musée avec la démesure d’échelle des temps géologiques (La Mesure Minérale) ou en confrontant une caméra à la vision destructrice d’un accélérateur de particules (La Mesure Louvre), ils imaginent la possibilité d’un cinéma qui n’aurait pas assujetti les corps au cadre ni ployé les gestes à la durée, et dont la figure humaine ne serait pas l’unique étalon de mesure.

La nouvelle série de films intitulée The Unmanned, qui donne ici son nom à l’exposition, se construit comme une tentative de navigation au sein de toutes ces démesures. Conçue comme une histoire non humaine et à rebours de la Technique, elle s’ouvre en 2045 avec la mort de Ray Kurzweil, au seuil du point de singularité technologique.

VINCENT NORMAND

Le travail de Fabien Giraud et Raphaël Siboni s’ouvre par une considération d’ordre généalogique. On pourrait en effet paraphraser la question que se posent les artistes1 et se demander avec eux : et si le cinéma, entre les deux captures de son plan inaugural par les frères Lumière, avait tenu sa promesse d’émancipation et de déracinement radical de la vision, et avait été tout autre ? Cette question est en quelque sorte posée sur une contradiction, car l’expérience « émancipée » promise par l’insularité de la salle de cinéma est inséparable des conditions techniques qui, historiquement, ont fait de l’image cinématographique une expérience inscrite au cœur du processus moderne de rationalisation et de réforme de la vision. De cette contradiction logée au cœur de leur projet, les artistes tirent leur vocabulaire : il s’agit pour eux d’utiliser le cinéma comme une machine de vision retournée contre elle-même, ou plutôt contre ses propres récits, pour remonter le fil des événements techniques qui forment les scripts implicites de son mode d’existence, tout en travaillant à isoler dans ce récit continu des bifurcations, des points de bascule, de retournement et de rupture, des espaces non linéaires et discontinus, en les peuplant d’images.

Pour comprendre l’espace contradictoire dans lequel Fabien Giraud et Raphaël Siboni opèrent, il faut en reconstituer une topologie. La reconfiguration moderne de la vision dans laquelle est inscrite l’apparition de l’image cinématographique s’est établie sur fond de grands partages que la modernité occidentale a imprimés dans le monde, dichotomies installées entre la nature et la technique, l’empirique et le transcendant, la raison et la non-raison, la réalité et la fiction, en attribuant à ces domaines leurs vecteurs privilégiés : l’objectivité ou la subjectivité, les objets ou les sujets. À ces grands partages a ainsi correspondu la séparation entre deux économies du regard, deux structures de production de représentations dans lesquelles sujets et objets ont été logés, incrustés, et par laquelle la cosmographie clivée de la modernité s’est structurée : l’image scientifique et l’image esthétique.

La modernité scientifique, dès la révolution mécaniste et l’invention parallèle du microscope et du télescope, c’est une vision de la conquête et une logique de la division. Les images que la Science moderne produit se nourrissent de partitions, en projetant les objets de la Nature dans l’espace dénaturalisé du laboratoire, du musée d’histoire naturelle et de l’analyse. Les instruments de vision mobilisés pour l’isolement de vérités factuelles sont des instruments de mesure et de calcul : mesure de la distance entre les choses, entre l’homme et l’animal, calcul de leur inscription dans le langage positif du savoir moderne. Aussi la navigation optique dans les échelles de la matière et du cosmos s’opère-t-elle par l’invention toujours plus fine de nouveaux étalons, de nouveaux cadres et de nouvelles échelles de résolution. Ainsi, l’image scientifique ne comble pas la distance entre l’objet observé et le sujet observant, mais en augmente sans cesse la résolution. La technique y est le lieu d’un approfondissement de la limite qui, dans le monde moderne, s’inscrit symétriquement dans les objets et les sujets, et autour de laquelle ceux-ci, dans une constante retraite, sont indéfiniment redistribués.

La modernité esthétique, depuis la « révolution copernicienne » du spectateur proposée par Emmanuel Kant, c’est une vision de l’export et une logique de la transgression. Si Paul Cézanne rêvait d’un œil « situé au cœur des choses », c’est que la question du médium a cristallisé au cours de l’évolution de la théorie moderniste les conditions d’une « médialité » entre le spectateur et l’image. Le modernisme, c’est l’histoire des modes de traversée des cadres et limites géométriques que le médium à la fois pose et subvertit, invitant l’intériorité du spectateur à franchir la frontière de l’expérience perceptuelle pour pénétrer celle, purifiée, de l’esthétique. L’image esthétique, c’est celle qui paie le prix de cette médialité : la technique y érige un écran artefactuel ne devenant palpable que dans le moment de sa traversée par la subjectivité.

Une technique conçue, d’une part, comme approfondissement de la limite, de l’autre, comme sa traversée : dans cette topologie nécessairement schématique de la représentation moderne comme conflit entre image scientifique et image esthétique, le sujet moderne est devenu le site d’une technique de la séparation, figure oscillant entre son extraction objective de l’animalité et sa tension subjective vers l’artefactualité. De cette technique de la séparation, l’hallucination mécanique inventée par le cinéma a fait un lieu : si lors de la révolution de 1848 le temps d’exposition du daguerréotype était trop long pour permettre d’enregistrer le passage des silhouettes dans les rues de Paris et ne conservait que l’architecture sur sa surface d’enregistrement, le cinéma a inventé une fréquence d’apparition des images produisant un régime de visibilité construit à la mesure et à la fréquence de celui qui regarde, la figure humaine. Ce que la modernité a purifié et ce que le cinéma a synthétisé en une expérience autonome, c’est, d’une part, le sujet comme site archéologique des niveaux conscients, subconscients et inconscients, et, d’autre part, l’objet comme site stratigraphique d’enregistrement, de mesure et de calcul des discontinuités du monde : c’est dans la nervosité de la faille qui articule les sujets aux objets que l’image cinématographique a trouvé son espace.

S’il importe de reconstituer la topologie de cette faille, c’est que c’est précisément dans la limite qu’elle trace dans la constitution même de leurs images que Fabien Giraud et Raphaël Siboni travaillent. Qu’il s’agisse de replier la caméra sur son existence comme machine de calcul (dans la série Untitled [La Vallée Von Uexküll]), d’organiser la comparution de sa fréquence de production d’images avec des objets matérialisant le temps historique (La Mesure Minérale, La Mesure Louvre), ou encore d’imaginer les conséquences d’une ultime réflexivité du médium cinématographique, souligné dans sa capacité à produire ce que Stanley Cavell a appelé « l’absentification mécanique du spectateur » (dans la série The Unmanned), c’est bien cette faille implicite synthétisée par le médium cinématographique que les artistes travaillent à rendre explicite, jusqu’à en faire le lieu seul de l’expérience visuelle. C’est non pas d’art et de science dont il s’agit ici, mais des mondes formels que ces domaines ont projetés et opposés : ce que les artistes proposent, c’est l’enregistrement des événements morphologiques produits par le basculement incessant d’un régime d’image dans l’autre. Non pour les désenchanter davantage, ni pour en liquéfier le clivage en les ré-enchantant de récits subjectifs, mais pour faire de l’expérience même de la limite qui les sépare le lieu de production des figures : une technique tenue dans une forme suspendue – et par là même rendue palpable – de séparation.

The Unmanned est une exposition présentée en partenariat avec la Biennale internationale d’art numérique (BIAN) et le Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain. Le projet est soutenu dans le cadre de l’opération FRIMAS 2014, lancée par l’Institut français et le Consulat général de France à Québec.