Hannah Collins
2004.10.11 - 12.11
VINCENT LAVOIE
Déjà, en 1985, lorsqu’elle réalise d’imposants tirages à partir d’images d’archives de la Seconde Guerre mondiale, Hannah Collins, qui amorce ainsi une réflexion sur les vestiges, photographiques et architecturaux, de l’histoire contemporaine, explore le potentiel poético-historiographique propre à l’actualisation des documents d’époque. Depuis lors, l’artiste d’origine britannique, dont le travail photographique paraît imperméable aux prescriptions de l’instant décisif, continue de privilégier les représentations de la durée et de sonder la profondeur temporelle des choses, l’épaisseur mémorielle du monde. Le temps, ou plutôt le cours du temps, pour reprendre le titre d’une de ses séries photographiques (In the Course of Time, 1994-1996), les effets (sociaux, économiques, culturels, etc.) produits par les événements, et non les scoops, credo privilégié de la photographie d’actualité, voilà plutôt ce que représentent ses images ; non pas des événements liés à une actualité particulière mais les séquelles de l’histoire : les restes d’une manufacture polonaise, les environs d’Auschwitz, un cimetière juif abandonné, les déchets d’une tannerie turque, voire la ruine du fonctionnalisme architectural, comme en témoigne La Mina (2001-2003), l’œuvre ici présentée.
Tourné en 35 mm sur une période de 23 jours à La Mina, complexe résidentiel construit en 1973 sous Franco destiné à sédentariser les Gitans dans la périphérie de Barcelone, ce film, diffusé sur cinq écrans de manière asynchrone, est composé de scènes scénarisées et de scènes improvisées mettant à contribution les habitants du lieu. Le choix du format 35 mm, plus complexe du point de vue logistique que la vidéo numérique, traduit l’intention de rendre sensible l’acte de représentation, cela afin de susciter l’attention, l’adhésion et la participation de la communauté. Telle est la part sociale et anthropologique de cette œuvre élaborée comme un événement collectif. Aux antipodes des images prises à la sauvette, les représentations réalisées par Hannah Collins s’enracinent dans les situations qu’elle a observées : un ancien acteur de westerns spaghetti arbitre une dispute, un adolescent rêve de devenir acteur, un homme collecte des déchets industriels, un autre cloué à un fauteuil roulant exprime son cante hondo ou chant profond. Répétition, reprise et modulation caractérisent ce chant flamenco, lequel trouve son expression la plus achevée dans la voix de Camaron, célèbre chanteur gitan des années soixante-dix et quatre-vingt. Les incantations de Camaron, sublimes résurgences de la mémoire gitane, ont été immortalisées dans la pierre sous les espèces d’un buste installé sur l’un des squares de La Mina. À l’arrière-plan de celui-ci, on peut apercevoir, tel un grotesque contrepoint historique, les sinistres bâtiments de la cité. Le télescopage visuel de ce buste et des immeubles, au demeurant contemporains, exprime toute la contradiction issue du choc frontal entre un monument, emblème d’une tradition culturelle singulière, et une architecture, expression autoritaire d’une sédentarisation forcée.
La Mina s’inscrit dans le prolongement des travaux photographiques antérieurement réalisés par Hannah Collins, de ceux, plus particulièrement, où l’environnement bâti est représenté sous l’angle de ses trans-mutations culturelles. Voyez, par exemple, cette image (In the Course of Time — The Hunter’s Space, 1995) représentant un campement gitan improvisé à partir de déchets de toutes sortes. À l’arrière-plan, telle une toile de fond, une forêt délimite un site plus volontiers assimilable à une décharge municipale qu’à un camping. Malgré l’aspect désordonné du lieu, certains principes fondamentaux de la vie sociale, dont le départage des espaces publics et privés, sont préservés. Des aires de circulation ont été aménagées, les abris sont munis de fenêtres, de portes, de cheminées et même d’un semblant d’arrière-cour où jeter ses déchets. Les attributs propres aux architectures domestiques et à l’aménagement des espaces publics sont reproduits conformément au modèle de la propriété foncière et immobilière. Le droit de propriété, c’est-à-dire la « légitimité de l’occupation », procède en l’occurrence de la récupération de matériaux certes pauvres (pièces de contre-plaqué, surfaces de carton, pellicules de plastique, etc.) mais néanmoins pourvus d’une valeur d’usage. De la même manière, l’un des chapitres de La Mina, tourné cette fois à l’extérieur de la cité, s’ouvre en montrant une série de chabolas, habitations de fortune faites de matériaux recyclés, où l’on reproduit, tant bien que mal, les configurations canoniques de l’architecture domestique. Le déchet peut ainsi donc se faire architecture, à tout le moins refuge, écran, rempart, lieu de l’ultime retranchement de l’intimité.
Kurt Schwitters, dans un texte célèbre décrivant la fondation du Merz au lendemain de la Grande Guerre, soulignait ainsi la valeur d’usage du déchet : « On peut aussi créer en utilisant des ordures et c’est ce que je fis en collant et clouant […] De toute façon tout était fichu et il s’agissait de construire des choses nouvelles à partir de débris1.» Aujourd’hui, l’ordure est surtout l’expression d’un déchirement, celui du tissu social, et fonctionne comme le symptôme d’un ostracisme culturel, qu’Hannah Collins persiste à combattre.
À la façon d’un kaléidoscope où couleurs et figures s’entrecroisent et s’entrechoquent, l’œuvre d’Hannah Collins module les épisodes de l’histoire, les comprime et les distend, comme sous l’effet d’une secrète pulsation. Son œuvre entier est persillé de temps hétérogènes, irrigué de récits multipolaires, émaillé de paroles séculaires. C’est là que résident toute la complexité et la justesse des travaux d’Hannah Collins ; dans les intrications temporelles et culturelles qu’elle met au jour, dans le dévoilement des souvenirs retenus, dans la libération des mémoires préservées.