James Benning
2014.11.15 - 2015.02.21
GABE KLINGER
James Benning est généralement perçu comme un réalisateur, mais il préfère se définir comme un artiste visuel – distinction importante, et loin d’être gratuite. Lorsque l’une de ses œuvres est présentée dans un cinéma, un contrat implicite veut que le spectateur reste du début à la fin, comme pour regarder un film narratif conventionnel. Comme Benning joue souvent sur ce concept formel qu’est la durée, c’est la force cumulative qui nous dévoile la signification de l’expérience, dans son ensemble. Autrement dit, le travail de l’artiste peut opérer comme le fait le « cinéma » – d’où l’étiquette de réalisateur –, mais il gagne encore en richesse et en complexité dans un contexte artistique. Le cadre de la galerie nous libère de nos attentes relatives à la narration, ce qui nous permet d’appréhender les œuvres sous un angle conceptuel, et souligne leurs composantes performatives, sculpturales, architecturales et picturales. Examiner individuellement des œuvres comme One Way Boogie Woogie 2012 ou Stemple Pass, en dehors du motif général dans lequel elles s’inscrivent, n’est certes pas une démarche évidente, mais le travail de Benning a toujours eu tendance à défier les modes de visionnement habituels. Partir du principe que l’on peut dépasser les limites inhérentes à chaque espace de diffusion permet d’aborder la pratique caractéristique de Benning, celle d’un créateur pluriel.
One Way Boogie Woogie 2012
« Le paysage est… une fonction du temps. »
J.B.
Les trois œuvres complémentaires One Way Boogie Woogie (1977), 27 Years Later (2004), et One Way Boogie Woogie 2012 retracent le destin de Milwaukee’s Industrial Valley, une région en forme de fer à cheval située dans une boucle de la Menomonee River, adjacente au secteur où se trouvait la maison d’enfance de l’artiste. Selon Dick Hedige, ce territoire devient « l’essence même du lieu : un paysage caractéristique de la fin de l’ère industrielle, que [Benning] lit comme un palimpseste dévoilant ce que Marcel Proust nommait le “temps perdu”, un site dont les ruines sont saturées de signifiants personnels et historiques… un point d’entrée et un horizon ultime [dans la vie et dans l’œuvre de l’artiste] »1. Benning établit de façon abstraite un parallèle entre sa propre évolution d’homme et d’artiste et la disparition progressive des industries dans la vallée, sa lente gentrification. En 1977, elles avaient déjà commencé à quitter la région ; en 2004, les paysages étaient devenus radicalement différents. Benning a repris, dans 27 Years Later, la structure du premier film : soixante plans fixes de soixante secondes nous montrant autant de lieux – les mêmes d’une œuvre à l’autre –, un emplacement approximatif de la caméra et, lorsque c’était possible, l’intervention des personnes qui apparaissaient dans One Way Boogie Woogie. Dans One Way Boogie Woogie 2012, qui fut créé spécifiquement comme une installation, le nombre des plans a été réduit de soixante à dix-huit, tandis que leur longueur est passée à cinq minutes ; ils se succèdent sur six écrans alignés au mur. Hebdige fait cette observation pertinente :
« Ce qui ressemble, de prime abord, à une série de plans ordonnés au hasard se révèle progressivement être un seul film de quatre-vingt-dix minutes, projeté de gauche à droite sur les six écrans depuis six points de départ différents mais équidistants, les plans se suivant par intervalles de trois, c’est-à-dire :
É C R A N
P 1, 4, 7, 10, 13, 16
L 2, 5, 8, 11, 14, 17
A 3, 6, 9, 12, 15, 18
N 4, 7, 10, 13, 16, 1
. 5, 8 ………… etc.
Au bout de trois séries successives, chacun des dix-huit plans sera apparu une fois, et le film recommencera dans un ordre différent. Ainsi, en quinze minutes (même si ce n’est pas dans le « bon » ordre), le visiteur de la galerie peut visualiser (et non
« voir ») un film de quatre-vingt-dix minutes sous la forme d’un arrangement théâtralisé. Le spectateur peut également se placer devant n’importe quel écran pendant quatre-vingt-dix minutes et regarder chacun des dix-huit plans défiler dans son intégralité. Ainsi, One Way Boogie Woogie 2012 peut être visionné de l’une ou l’autre de ces deux façons – comme une séquence linéaire de plans consécutifs ou comme une juxtaposition d’images en mouvement (imperceptible) –, mais si l’on considère que le visiteur d’une galerie ou d’un musée passe en moyenne moins de cinq minutes devant une œuvre, il semble probable qu’une partie des spectateurs se contentera ici d’un échantillon. Or, un visionnement superficiel, ou partiel, est contraire à l’attention soutenue qu’exige le travail de Benning – en termes de regard et d’écoute – et que l’artiste lui-même encourage explicitement depuis quelques années. »2
Stemple Pass
Conçu pour le cinéma, Stemple Pass représente d’autant plus un défi pour les spectateurs aventureux qui le visionnent en galerie. C’est l’un des films les plus denses de Benning ; l’artiste y construit une réflexion majeure sur la marginalité, comme il l’avait fait avec une œuvre antérieure, American Dreams (lost and found) (1984). Centré sur Ted Kaczynski, un terroriste américain surnommé « the Unabomber », le projet Stemple Pass a été entamé grâce à l’acquisition des carnets ayant appartenu au célèbre reclus, vendus aux enchères par le FBI. Les journaux étaient rédigés en partie au moyen d’un code numérique, mais Benning parvint à les déchiffrer grâce à un logiciel mathématique qu’il conçut lui-même. L’artiste en lit des extraits (ainsi que d’autres documents) à l’intérieur d’une réplique – qu’il a, là encore, construite – de la cabane de Kaczynski. En s’ajoutant aux images, l’acoustique particulière du bâtiment donne au film une dimension sculpturale. La structure et le processus d’élaboration de ce projet mettent en œuvre les préoccupations de Benning pour la durée, les mathématiques, la nature, l’iconoclastie politique, et le caractère américain. Tour de force conceptuel – ou, si vous préférez, possible narration —, le lent suspense de Stemple Pass a véritablement de quoi vous faire frissonner.
""Cette exposition est présentée en partenariat avec les Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM). Le festival consacre une rétrospective à James Benning.