Lucy Raven
2015.04.17 - 06.27
JOSHUA CLOVER
Curtains de Lucy Raven est un film constitué de dix images fixes qui se succèdent durant cinquante minutes, chacune d’elles étant divisée en deux panneaux anaglyphes rouge et bleu destinés aux lunettes 3D, qui pendant cinq minutes glissent lentement l’un vers l’autre, se recouvrent, coïncident, s’éloignent, en un mouvement hypnotique et implacable. Nous attendons, malgré nous, le moment où leur union nous restitue leur profondeur et leur gamme chromatique – le moment où ces images, ni plus ni moins planes qu’avant, nous paraissent néanmoins réelles. Puis elles se séparent, et nous retrouvons leur aspect construit, plat, fabriqué. Esthétique.
On repère bien sûr ici la trace de deux cinéastes à propos desquels Raven a écrit, Raoul Walsh et André de Toth : ils ont tous deux perdu l’usage d’un œil, et tous deux réalisé des films en 3D. On y retrouve certainement aussi en filigrane la Société du spectacle de Guy Debord, dont le titre était illustré par une célèbre photographie du magazine Life dans laquelle on voit les spectateurs d’une salle de cinéma, arborant des lunettes 3D, qui regardent vers l’extérieur du cadre. Mais le propos de Raven ne se réduit pas à une histoire de spectacles ou de lunettes. S’il aborde l’industrie du rêve, c’est d’une façon plus indirecte et plus nuancée.
Le film aborde avant tout la planéité/platitude des images, un monde réduit à des écrans. Ses plans fixes successifs représentent le travail de fabrication de l’image : des techniciens en effets visuels alignés devant des moniteurs, tous différents, tous semblables. Raven note que malgré toute sa technologie expérimentale, la post-production hollywoodienne conserve un noyau industriel datant du siècle dernier : « Des chaînes de montage internationales s’étendent de Los Angeles à Beijing, Chennai, Londres, Mumbai, Toronto et Vancouver, exploitant une main-d’œuvre bon marché tout en bénéficiant de subventions gouvernementales. » L’application récente du modèle fordiste à la prolétarisation des postes de travail modulaires avait d’ailleurs affecté relativement tôt l’industrie cinématographique, notamment chez Disney avec sa fameuse équipe d’animateurs (et leur fameuse grève, la toute première à Hollywood, sur laquelle Raven s’était penchée dans Lost Disney Production Cels, 1941).
Pourtant, considérer ceci comme l’histoire d’une exception reviendrait à regarder le monde à l’envers. Ces tâches s’apparentent à celles de n’importe quel travail modulaire. Les films, avec tout leur glamour et leur violence spectaculaire, n’en sont qu’un résultat accessoire ; le produit pourrait aussi bien être de la publicité, la négociation d’un arrangement pour des factures impayées, l’analyse de marchés mondiaux dérivés ou une liste de préférences pornographiques. Le processus de travail est le même. Quel est alors le lien entre la curieuse, patiente manipulation à l’œuvre dans Curtains et l’univers mondial du travail numérique ? Tous deux impliquent de fixer des écrans. Tous deux présentent des répétitions abrutissantes ; l’affiche du film Un jour sans lendemain (Edge of Tomorrow) le proclame ici avec une ironie brutale : « Vivre. Mourir. Recommencer. »
En contrepoint à tout ceci, le moment suspendu où, au milieu de chaque séquence, la planéité de l’esthétique se dissout dans une apparence de vie, un désir rythmiquement suscité et comblé, un happy end distribué au compte-gouttes toutes les cinq minutes. Une sorte d’éclipse où l’image devient vraie – or, comme toujours en art, l’instant de vérité est celui où l’illusion est la plus accomplie. Car la dimension esthétique disparaît au moment même où elle est réalisée ; c’est précisément lorsqu’il est le plus affabulé, lorsqu’il se fond dans l’image, que nous croyons voir le monde tel qu’il est. N’est-ce pas là le principe du cinéma ?
Et n’est-ce pas là le monde qu’on nous propose, celui qui dissimule ses liens véritables derrière des objets apparemment solides ? C’est le secret que Lucy Raven explore dans un film analogue, China Town, où elle retrace la production du fil de cuivre depuis une mine du Nevada jusqu’à une fonderie chinoise. Là encore, le film est construit à partir d’images fixes, cette fois profuses, impatientes, cliquetant sous nos yeux à un rythme capricieux, quelque part entre une animation image par image et une crise d’épilepsie. Tout comme The Forgotten Space d’Alan Sekula, China Town s’inscrit dans un cinéma consacré à la logistique globale de l’approvisionnement, et nous invite à voir l’unité du monde – ou plutôt, elle nous invite à la revoir. Si Curtains illustre l’unification d’un univers branché qui semble avoir aboli la distance pour mettre toutes ses ressources à notre service, China Town montre l’unification d’une logistique mondialisée, requise (et permise) par la technologie du câble, les réseaux subtils de domination économique qui nous relient les uns aux autres, par-delà continents et océans. Tout le travail pénible qui fait rimer cinéma avec technologie. Derrière l’écran plat, l’ampleur du chantier. Autant de processus auxquels Raven n’échappe pas plus que nous.
C’est peut-être ici la logique des images fixes : parce que tout est processus, et que ce processus est devenu méconnaissable. Prétendre l’appréhender de façon complète et fluide serait contrefaire la connaissance elle-même. Nous pouvons, à tout le moins, nous confronter à sa nature fabriquée, à son absence de naturel, au fait qu’il soit obtenu par la contrainte et par la nécessité. Mais cette nécessité n’est pas la nôtre. Nous sommes de simples spectateurs. Nous travaillons ici, c’est tout.