Aires de migrations
2005.11.03 - 12.17
Retour sur une conversation
L’exposition Aires de migrations réunit deux artistes, Raymonde April et Michèle Waquant, dont les parcours sur le plan artistique et humain se croisent depuis plus de 30 ans.
Chantal Boulanger : Je me demande comment ce duo a modulé votre réflexion dans l’élaboration même du projet. Vous n’y produisez pas d’œuvres en commun certes, mais vous avez, à partir d’œuvres déjà existantes, procédé pour cette exposition, à des mises en relation qui suggèrent des rapprochements inattendus entre vos pratiques. Pouvez-vous décrire le processus qui a présidé à vos choix ?
Raymonde April : Dans ce genre de mise en commun, les éléments se lient les uns aux autres tout en restant autonomes; il n’y a pas à proprement parler de fusion. Nous avons commencé à réfléchir au projet pendant l’été 2003 au Québec puis, en février 2004, Michèle est venue me voir à New York où j’étais en résidence pour six mois et nous avons réellement procédé à l’élaboration du projet. Michèle connaissait le travail d’exploration de mes archives que je mène depuis presque dix ans : le film Tout embrasser et la vidéo sur mon père dont a résulté un livre, Soleils couchants. Nous avons réfléchi aux correspondances qui se dégageaient dans notre vie et dans notre travail. Nous étions toutes les deux arrivées à ce moment de la pratique où, après avoir accumulé, cueilli, classé, le regard se porte sur les images déjà réalisées avec le souci de ne pas laisser passer le moment de poser sur elles un regard rétrospectif, pour ne pas laisser s’installer la répétition. La masse d’images qu’on accumule est très riche mais elle a aussi un poids. Il faut faire le point, pouvoir arrêter et regarder ce que l’on a déjà fait.
Michèle Waquant : Nous avions envie de voir comment nos images pouvaient exister ensemble dans cette sorte de dialogue… Nous voulions qu’elles se répondent en témoignant de nos parcours individuels mais aussi de notre amitié de trente ans. Nous avons cherché à retrouver les moments de rencontre, les moments de bifurcation. Et, nous sommes tombées d’accord pour concentrer nos moyens autour de la photo et de la vidéo que nous pratiquons toutes deux en essayant de retrouver comment cela s’est structuré et mis en place peu à peu, dans nos vies respectives et dans nos réali-sations artistiques.
Pour rendre perceptibles nos deux parcours, nous avions l’intuition d’une cartographie : géographique et historique. Et, plus nous progressions, plus la proposition se concentrait autour de l’idée du fleuve. […] Il ne s’agit pas d’abord d’une métaphore mais d’une donnée géographique à laquelle se superpose l’idée de par-cours et de direction. Dans un fleuve, il y a un amont et un aval. Partir de la source, aller vers la mer, l’idée de direction est inhérente au fleuve. Et, en tenant compte de tous les affluents qui viennent le grossir, si on en élargit le sens, le fleuve est chargé d’un passé et il va vers le futur. C’est tellement proche d’un destin d’artiste que nous avons trouvé là le point de rencontre de notre duo.
[…] Dans la suite de cette histoire de fleuve, pour mettre au point la forme de présentation, nous sommes arrivées à la cartographie. Nous voulions disposer sur les murs des salles, deux lignes de vie parallèles, l’une au-dessus de l’autre, comme deux courants qui ceintureraient l’espace, avec des nœuds de rencon-tres et des extensions verticales de développements plus personnels. Ces deux horizontales devaient être entrecoupées de grands tirages extraits de nos fonds d’images respectifs comme des moments privilégiés où la pensée se cristallise et acquiert un statut d’œuvre. Nous voulions que ces grands tirages soient couplés de manière à se répondre. Le Fonds photographique témoigne de notre méthode d’élaboration des images et la manière dont nous l’avons exploité la révèle. […]
C.B. : Comment êtes-vous passées de l’idée de géographie à celle de généalogie, ce qui ne va pas forcément de soi ? Peut-on dire que la géographie travaillée par l’histoire implique aussi un retour sur le passé ?
R.A. : Dans cette réflexion sur l’origine de nos images, nous avons commencé à chercher du côté de nos histoires personnelles. Sans doute parce que Michèle venait de commencer à dépouiller tout un fonds d’images et de lettres de sa famille, l’idée de généalogie a surgi très vite et nous avons tout naturellement rajouté cette dimension à notre exploration, à ce voyage en amont de nos réalisations actuelles, comme pour les mettre en perspective. C’est comme cela qu’est venue l’idée des Albums constitués de photos de famille. […]
M.W. : Les Albums sont une extension du Fonds, une conséquence de la forme même que nous avions imaginée. Au bout d’un certain temps, des éléments de plus en plus anciens remontent à la surface. Par exemple, la somme d’images de ma famille dont je me trouvais dépositaire après la mort de ma mère m’a interpellée à ce moment-là puisque j’étais engagée dans ce type de démarche. Toutes ces images qui m’ont construite sans que je m’en aperçoive ont déclenché un mouvement de reconnaissance et j’ai éprouvé le besoin de leur trouver une forme.
C.B. : […] l’exposition a une forme bien à elle, qui s’impose mais dont il est difficile de dégager l’élément central qui permettrait de la caractériser. La question du temps, de la temporalité, me semble une piste qui nous permettrait de réunir les composantes du projet global. Est-ce que le fait de retravailler dans une perspective d’archives induit une telle analyse de vos réalisations antérieures ?
R.A. : Même si j’étais déjà engagée, individuellement, dans ce processus, l’exposition actuelle m’oblige à un repositionnement et me propose une aventure. Dans ce qui est en présence ici, notre double itinéraire se dédouble sans cesse en se complexifiant dans une prise en compte du passé proche et du passé lointain, avec des images personnelles et des images trouvées. Ça n’en finit pas de se ramifier, comme dans les albums de famille, où il y a le côté paternel et le côté maternel et, pour Michèle, la double appartenance à la France et au Québec. Cette présence constante du double et de ses subdivisions me fascine. La question du temps, si elle prédomine, n’est jamais celle d’un temps unidirectionnel. Ce sont des simultanéités dans lesquelles le paysage se modifie constamment, bouge et se recompose dans des directions possibles et fluctuantes. […]
Extraits de l’entretien « Retour sur une conversation » avec Raymonde April, Michèle Waquant et Chantal Boulanger, dans Aires de migrations, Quimper et Montréal, Le Quartier, centre d’art contemporain de Quimper, et VOX, centre de l’image contemporaine, 2005. Un DVD accompagne également la publication.
Du 29 janvier au 27 mars 2005, Le Quartier, centre d’art contemporain de Quimper, France
Du 16 avril au 11 septembre 2005, Centre d’exposition de Baie-Saint-Paul, Québec