Janis Rafa
Landscape Depressions
2025.01.17 - 03.01
L’exposition Landscape Depressions réunit des installations vidéo de Janis Rafa dans lesquelles des bêtes domestiquées, maintenues en captivité, chassées ou destinées à être mangées peuplent divers sites marqués par l’intervention humaine.
Travaillant à Amsterdam et à Athènes, Janis Rafa dirige sa caméra et notre regard sur les liens ambivalents d’intime familiarité, de domination et de contrôle entre les êtres humains et les animaux. Avec ses images, elle rend hommage au corps non humain - mort ou vivant - qui porte la trace de cette affection comme de cette violence. Elle propose ainsi une perspective alternative où l’expérience sensorielle associée à l’animal prévaut sur le langage et la visualité anthropocentristes.
Cette exposition est rendue possible grâce au soutien financier du Mondriaan Fonds.
Flair du temps
LYNN TURNER
En accordant une attention particulière à la manière dont le philosophe Jacques Derrida mobilise la langue française, la psychothérapeute Sarah Wood met en lumière son recours à l’odorat et à l’acte de sentir lorsqu’il se demande qui suit qui entre l’humain et ce vaste ensemble de créatures que l’on désigne improprement sous le terme d’« animal ». « Il y va du flair1», affirme-t-il.
Le « flair » de l’artiste Janis Rafa ne se rapporte pas à un parfum contenu dans un flacon fétichisé, dépourvu de toute trace visible des animaux dont proviennent ses ingrédients actifs, et conçu pour envelopper les corps humains en dissimulant leurs propres odeurs sauvages. C’est une qualité précieuse à notre époque, qu’elle possède naturellement. Elle les renifle, les suit, s’en approche, parfois s’y mêle, contrainte, et parfois explore sa propre implication dans cette contrainte. En ces temps marqués par un retour de la misogynie et par l’extinction croissante des animaux « sauvages »2, Rafa réalise des films qui interrogent les frontières entre les différences animales et sexuelles.
Freud a popularisé le concept de l’hominisation, le décrivant comme le processus par lequel l’être humain passe à la station debout, acquérant ainsi une domination visuelle sur son environnement, tout en refoulant le souvenir de sa posture quadrupède dans la puanteur du sol3. Cette figure dressée est si persistante que même notre division élémentaire des images en formats « paysage » et « portrait » semble imposer cette idée de séparation absolue entre l’animal et l’humain, une division souvent projetée sur les sexes féminin et masculin. Faisant de cette logique binaire – à la fois architecturale, posturale et politique – son terrain d’action, Rafa en détourne les mécanismes. Les humains dorment, leurs activités englouties par un paysage inondé ; les oiseaux s’élancent sans pouvoir voler ; une langue pendante anime les mâchoires d’un cheval dans un discours imaginaire, défiant la contrainte du mors.
Étonnamment, plutôt que de perpétuer cette idée de la « filiation de l’homme » comme l’être capable de transcender son corps, Derrida ressent de la honte lorsqu’il se trouve « à poil » devant un chat – le terme « à poil », utilisé pour désigner la nudité, revêt ici une dimension plus viscérale et animale, celle de l’humain dépouillé de ses poils4. Il sait que l’expression « comme un animal » renvoie généralement au féminin ; il s’agit d’une comparaison conceptuelle visant à ancrer les corps dans leur fonction reproductive, les confinant ainsi à un rôle biologique anhistorique, propre à l’espèce. À travers ses films, Rafa remet en question toute tentative de dissocier la nature procréatrice de la culture créative.
Partant d’images d’archives où des spécialistes masculins exercent un contrôle à 360 degrés sur un corps équin soulevé par un palan, Rafa enchaîne avec une scène où des corps humains savonnent un cheval. Des hommes nus, leur peau aussi humide que celle de la grande bête, leurs muscles ruisselants d’eau. Les flancs de l’équidé structurent l’espace du plan, détournant toute attention des visages ou des têtes humaines, susceptibles de différencier, personnaliser et ancrer l’autorité masculine. L’un des écrans du triptyque reprend en gros plan l’œil d’un cheval, ce portail réfléchissant un texte en néon diffusant une lumière cerise criarde dans l’espace clos, tandis que les mors métalliques – accessoires de la maîtrise technique – baignent dans l’eau répandue sur le sol. The Space Between Your Tongue and Teeth [L’espace entre la langue et les dents] s’est ouvert.
Dans la scène d’ouverture en plongée de Lacerate, l’objectif « fisheye » utilisé déforme le sol, générant une impression de désorientation. Des chiens haletants se précipitent dans un passage étroit, happant les morceaux de chair luisants qui jonchent le sol. Aucun « chef d’État », aucun humain, aucun guide de chasse ne dirige désormais leurs mouvements, tandis que le bruit incessant de robinets qui coulent accentue la confusion. Dans les plans suivants, le corps allongé d’un homme remplace les morceaux de viande : un drapé recouvre sa chair inerte comme s’il avait été extrait d’une peinture classique, tandis que le sang de sa gorge tranchée se répand sur le sol5. Guidé·es par l’odeur de notre propre chair et de notre sang, nous suivons la caméra impersonnelle de Rafa qui zoome et déambule parmi les natures mortes disséminées dans cette maison, jusqu’à ce qu’une femme entre dans le cadre. Assise sur une chaise, discrète évocation de l’art du portrait, elle reste en chair, sa poitrine nue se soulevant encore sous l’effet de l’effort. Elle esquisse un sourire. Lacerate enchaîne alors sur la sortie conjointe des chiens et de la femme, abandonnant leur subordination : la vue aérienne les réunit sur un même plan.
Et si nous les rejoignions ?