Lina Selander
A Series of Images About You
2015.09.03 - 12.05
HELENA HOLMBERG
Les films de Lina Selander sont construits à partir de strates d’images et de sens qui établissent des liens entre l’histoire ou la préhistoire et la société contemporaine, et qui explorent notamment la notion de nature comme condition préalable à la vie. Les ombres, la lumière aveuglante, les reflets ou les ouvertures par lesquelles les images nous parviennent à certains moments témoignent d’un profond intérêt pour l’image elle-même – à la fois en tant que mémoire, empreinte, représentation et surface.
À partir de leurs nombreux points d’entrée, ces films déploient des récits réflexifs, dans lesquels l’artiste utilise du matériel visuel et sonore issu de différentes sources : des séquences et des plans qu’elle a elle-même filmés, des citations et du matériel d’archives.
Lenin’s Lamp Glows in the Peasant’s Hut (2011) prend comme point de départ la catastrophe nucléaire survenue à Tchernobyl, en Ukraine, en 1986. Dans le texte gravé sur la plaque qui accompagne l’installation et qui pourrait constituer une sorte d’index du film, Selander compare le contenu conceptuel de celui-ci à des puits de mines, un ensemble de passages verticaux reliés entre eux qui invitent le spectateur à explorer leur réseau de significations. Selander a emporté sa caméra et son appareil photo à Pripiat, l’ancienne cité ouvrière de la centrale nucléaire – aujourd’hui ville fantôme contaminée. Elle a également rassemblé une partie de son matériel auprès de l’Ukrainian National Chernobyl Museum, à Kiev, qui gère le patrimoine historique de l’accident. Le titre de l’œuvre ainsi que quelques courts extraits sont empruntés au film du réalisateur soviétique Dziga Vertov, La onzième année (1928). Cette référence établit un lien entre le rêve utopique de l’État communiste à ses débuts et les problématiques liées à l’insatiable soif de pouvoir qui habite la société contemporaine, sans oublier le rôle du film et de la photographie dans cette évolution. Les fossiles vieux de plusieurs millions d’années qui apparaissent également ici représentent, en quelque sorte, les toutes premières images, des images sans intervention humaine, sans raison d’être, constituant néanmoins des empreintes précises d’une réalité depuis longtemps disparue, et porteuses d’une indexicalité similaire à celle de la photographie. C’est également le cas d’un autre genre d’images présentées sous vitrine, des empreintes créées non pas par la lumière, mais par les radiations émanant de diverses pierres contenant de l’uranium, préalablement disposées sur des feuilles de papier photo. Ce procédé nous rappelle comment le scientifique français Henri Becquerel a découvert la radioactivité en effectuant des expériences sur des plaques photographiques.
Le travail de Selander met en lumière la volonté de développement et d’expansion qui caractérise l’espèce humaine, son désir de maîtriser la nature et d’exercer un contrôle visuel, de représenter et de surveiller. Ces ambitions humaines se heurtent toujours à des forces contraires, thème que la réalisatrice développe et approfondit en particulier avec Silphium (2014). Le silphium était une plante sauvage qui poussait sur la côte nord-africaine en bordure de la ville antique de Cyrène. La haute valeur marchande du silphium assura la prospérité de la colonie greque, jusqu’à ce que la surexploitation de la plante entraîne à la fois son extinction et le déclin de la ville. D’autres images du film, provenant du musée de la Stasi à Berlin, évoquent également l’avidité et le désir de contrôle, que l’homme exerce cette fois sur l’homme par l’intermédiaire du regard. Dans Silphium, la nature semble nous dévisager en retour avec des yeux vides. La charge contradictoire des regards et des forces en présence met en évidence notre statut de spectateur ; au sein des multiples trames narratives émerge une dimension essentielle qui nous ramène à nous-mêmes. L’intérêt pour l’être humain, sa condition et la possibilité de faire des choix qui s’exprime dans les films de Selander en font des œuvres politiques au sens le plus fondamental du terme. Ils nous offrent « une série d’images à propos de nous », comme le suggère le titre de l’exposition.
Son film le plus récent, The Offspring Resembles the Parent (2015), a été réalisé pour la Biennale de Venise 2015. Comme les œuvres précédentes de Selander, celle-ci s’articule autour d’un événement spécifique ou d’une situation de crise – en l’occurrence la tension économique actuelle ainsi que notre perte de confiance graduelle envers les systèmes monétaires, en parallèle avec le contexte européen de la Première Guerre mondiale et de l’entre-deux-guerres. Le film puise en grande partie son contenu visuel dans l’imagerie des Notgeld, monnaie d’urgence dont les billets, imprimés sur papier ou tissu, se démarquaient souvent par des couleurs vives et une esthétique voyante. Leur caractère factice – accentué par les chiffres extravagants de leurs dénominations – fait écho aux flux insaisissables des marchés virtuels contemporains. Tout comme le langage, la valeur économique est fondée sur un accord, une entente mutuelle. L’univers de la finance crée une réalité factice ; son rapport à l’humain, au corps, au travail et à la nature transparaît seulement dans les situations de crise, où les conditions sociales et leurs liens avec le colonialisme et la guerre sont mis en évidence.
Les films de Selander oscillent entre l’émerveillement suscité par l’image, par la vision, et la conscience du fait que l’image n’est jamais évidente. L’artiste révèle à travers ses films le cœur invisible de la visualité, tout en maintenant, comme il est dit dans l’un d’entre eux, que « sous certaines conditions il nous est possible de voir ».
VOX présente, en collaboration avec le Kunsthall Trondheim (Norvège) et avec le soutien du Swedish Arts Grants Committee, la première exposition d’envergure de l’artiste Lina Selander au Canada.