VOX — Centre de l’image contemporaine

Vue de l’exposition _Geert Goiris_, VOX, du 2 mai au 28 juin 2014. Photo : Michel Brunelle.
Crédits

Geert Goiris

2014.05.02 - 06.28

La vision oblique de l’explorateur

SERGIO MAH

Quel est l’horizon expérientiel et perceptif d’un paysage photographié ? En quoi la photographie, avec ses limites et ses possibilités, parvient-elle à reconfigurer l’apparence du territoire et, par conséquent, à susciter une perceptibilité qui se situe au-delà de l’expérience du visible ? Quelles sont les relations qui se tissent entre le paysage réel, ses représentations et l’actualité sociale ?

Le travail de Geert Goiris est intimement lié à ces questions. Ses œuvres témoignent d’une grande diversité de sujets et de genres photographiques, notamment l’architecture, le portrait et la photographie d’objets. Mais c’est le paysage qui est au cœur de sa pratique photographique et de son imaginaire. Avec ses paysages, Goiris révèle un attrait indéniable pour les territoires qui interrogent les frontières géographiques : paysages maritimes, déserts, savanes, zones volcaniques, régions polaires, glaciers, lieux souterrains, forêts et montagnes – autant d’endroits lointains, isolés et inhospitaliers qui s’étendent en marge de la civilisation, et que le caractère extrême de leur climat ou de leur topographie rend généralement défavorables à la vie humaine, bien qu’on aperçoive dans certaines images les vestiges d’une occupation passée, désormais condamnée à être lentement et patiemment absorbée par la nature.

Essay on Geert Goiris by Sergio Mah, 2014.

Ces lieux nous sont présentés sous un angle plus général que particulier, comme des métaphores ou des symptômes d’une réalité globale, plutôt que spécifique. L’artiste semble vouloir faire émerger une vision périphérique et oblique de la présence et de l’intervention humaines, comme s’il fallait se rendre jusqu’aux extrêmes géographiques pour atteindre un niveau de perception d’où la portée et la complexité de certains phénomènes (historiques, psychosociaux, écologiques, etc.) puissent être examinées avec un recul suffisant.

Goiris s’intéresse au paysage en tant que thème, mais aussi en tant que modèle perceptif, deux dimensions absolument inséparables qui sanctionnent l’existence d’un lien fondamental entre le regard et la réalité – car il n’y a tout simplement pas de paysage sans le regard qui le crée et le cadre dans l’espace. En général, ses photographies sont remarquables pour leur grande simplicité. Les sujets semblent simplement se présenter d’eux-mêmes, libres de toute médiation artistique. Une analyse plus attentive nous révèle cependant que les images de Goiris ne sont pas complètement objectives, et encore moins documentaires. Leur rhétorique s’appuie sur un jeu entre la qualité descriptive de l’image et son potentiel de spéculation et de reconfiguration – autrement dit, sur l’articulation entre le désir de représenter des lieux suggestifs et paradigmatiques en termes visuels et symboliques, et la nécessité d’envisager l’image comme une forme privilégiée de (ré)évaluation esthétique et critique.

L’étrangeté qui se dégage de certaines images est également une caractéristique fondamentale de l’œuvre de Goiris. Or cette étrangeté ne caractérise pas les choses elles-mêmes : elle est fondamentalement suscitée par notre regard, elle naît de notre sensibilité et de notre perceptivité. Le sentiment d’étrangeté apparaît à la faveur d’une prédisposition mentale qui, stimulée par l’immobilisation spatiale et temporelle de l’image, parvient à brouiller la démarcation entre le réel et l’irréel, entre le connu et l’inconnu, accentuant ainsi une ambiguïté inquiétante, comme si elle était provoquée par un état hypnagogique – cet état altéré de conscience, entre veille et sommeil, où l’on est plus réceptif à l’intrusion de fréquences visuelles différentes.

En s’aventurant dans ces contrées, le photographe confère à l’expérience de l’explorateur une portée contemporaine que l’on pourrait situer plus spécifiquement entre les incursions des peintres romantiques dans la nature sauvage, exemplifiées par l’œuvre de Caspar David Friedrich, et la randonnée de W. G. Sebald à travers l’Est-Anglie, décrite dans Les anneaux de Saturne. La contemplation du monde naturel dans ce qu’il a d’ineffable et de sublime s’inscrit ici dans un cadre analytique, qui implique une conscience historique et une critique de la réalité actuelle.

En somme, Geert Goiris n’est pas seulement un explorateur de territoires et de frontières géographiques; ses photographies se démarquent aussi par la manière exemplaire dont elles explorent la valeur de l’impermanence dans les images : au-delà de leur valeur spécifique, elles ont une fonction heuristique, puisqu’elles encouragent une autre compréhension de la nature des choses, en privilégiant cet instant tâtonnant où la vision est simultanément suspendue et libérée, pour mieux stimuler l’imagination et la réminiscence. Ce sont des images qui nous incitent à découvrir la nature et la finalité de notre propre regard. Nous avons toujours la possibilité de considérer l’image comme quelque chose de similaire à ce que nous avons déjà vu, ou à ce que nous connaissons déjà. Mais nous pouvons aussi, comme le fait Goiris, relever le défi de tout repenser, en étant conscients par avance que nous ne voyons pas uniquement (ni d’abord) avec nos yeux, et que la pleine expérience du visible requiert la mobilisation d’un corps et d’un esprit réceptifs à une réalité qui est ressentie sans être entièrement vue, mais à partir de laquelle tout est imaginable.

VOX présente, en collaboration avec Netwerk / centre d’art contemporain (Alost, Belgique) et avec le soutien de l’Autorité flamande, la première exposition d’envergure de l’artiste Geert Goiris au Canada.