VOX — Centre de l’image contemporaine

Vue de l'exposition _Jean-Paul Kelly. A sensation best described by another_, VOX, 2019. Photo : Michel Brunelle.
Crédits

Jean-Paul Kelly
A sensation best described by another

2019.05.15 - 07.13

Visions de sollicitude

YANIYA LEE

En 2014, alors que je fréquentais depuis huit mois un Danois errant – relation qui m’avait entraînée, depuis Belgrade où nous nous étions rencontrés, sur trois continents et dans une demi-douzaine de villes –, je me suis retrouvée à dormir dans une maison punk du Seventh Ward à La Nouvelle-Orléans. Il faisait de la musique et roulait sa bosse, et, moi, je lisais et j’essayais d’écrire. K, une connaisance de longue date et très engagée de Montréal, était de passage. K nous a invités à nous joindre à son groupe, un matin de janvier, pour assister au procès d’Albert Woodfox, l’un des membres de l’Angola Three qu’on avait emprisonné. Ce procès était le point culminant de nombreux appels interjetés en raison des conditions inhumaines dans lesquelles Woodfox était incarcéré, lui qui avait subi plusieurs décennies d’isolement cellulaire.

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Nous sommes arrivés tôt, avons été contrôlés pour le port d’armes avant de passer par le détecteur de métal du palais de justice. Nos amis sont arrivés, un petit groupe d’activistes débraillés se présentant pour soutenir quelqu’un dont l’humanité avait été constamment grugée, mois après mois, année après année.

Quand j’ai quitté les lieux, je me sentais encore plus perplexe et inconsolable. Le processus judiciaire était tellement embourbé dans les mots, la loi, la rhétorique qu’il gommait tout élan possible d’humanité, toute expression d’une éthique de la sollicitude, toute impulsion de rapprochement ou d’empathie. J’ai appris qu’une salle d’audience est un endroit où tous les énoncés passent par des mots, placés de manière stratégique pour former un arrangement de précédents et de déclarations soigneusement délimitées. Là, dans ce lieu terrible, les enjeux sont élevés et les conclusions se remportent aux dépens des gens et des expériences qu’ils ont vécues, lesquelles sombreront dans l’oubli.

L’exposition A sensation best described by another de Jean-Paul Kelly évolue autour d’une installation vidéo à trois canaux, That ends that matter (2016-2019), et propose une plateforme modérée permettant d’explorer les dangers et les possibilités dans un espace où l’éthique et la représentation sont entrelacées. Une suite d’images nettes compose un tout. Des regards anxieux traversent une salle. Des doigts parcourent des paysages faits de tabous, de courage et de brutalité. Un point saute, un cercle s’élargit. Un son en staccato imite leur mouvement, se mêle au bruit blanc de l’intimité judiciaire. L’œuvre – qui vise à traduire les paradoxes troublants de la justice contemporaine – a été créée en 2015, à la suite d’une résidence à la Delfina Foundation (Londres) pendant laquelle tous les jours, durant huit semaines, Kelly s’est rendu dans une salle d’audience du tribunal de la première instance de la Ville de Londres. Pour ce faire, Kelly, un artiste profondément empathique et intellectuel, s’est servi de l’outil qu’il connaît le mieux : l’esthétique. Ici, et dans toute l’exposition, qui comprend des dessins et de la sculpture, il articule les questions soulevées par le rendu esthétique d’une expérience personnelle et nous demande de réfléchir à une éthique du voir et de la vision.

Par le toucher, Jean-Paul Kelly intervient dans les prétentions documentaires des images. Par le toucher et ses résidus, il exécute l’acte du témoin. Son toucher change, se fait dur, puis doux. Révélateur ou protecteur. C’est un acte d’intimité qui suscite une réévaluation de nos façons figées de regarder.

La nouvelle sculpture de Kelly, Cite (Spectrum Colours Arranged by Chance) (2019), a pour point de départ les annotations et les marques de photocopie de trois pages d’un dossier d’investigation déclassifié du FBI dont Ellsworth Kelly, peintre abstrait américain, a fait l’objet. Dans Cite, les traces d’usure et d’édition sont source du visible. « Faire de l’art a avant tout à voir avec l’honnêteté », écrivait Ellsworth Kelly en 1980. « Ma première leçon a été de voir objectivement, d’effacer toute “signification” de la chose vue. C’est là seulement que son vrai sens pouvait être compris, appréhendé par les sens. » À la fin des années 1940, Ellsworth Kelly s’est écarté des rendus figuratifs « axés sur l’homme ». Il voulait que son œuvre parle de structure. Il a donc abandonné l’idée de créer une image représentative et a commencé à composer. Pour lui, la forme est devenue contenu.

Il est rassurant de penser que la vie est faite d’une multitude de points de vue et d’expériences qui se chevauchent et que les images – dessins, photographies, peintures – sont autant de moyens pour rendre ces moments. Les artistes créent des représentations et infusent de leurs principes personnels des éléments non objectifs comme la couleur, la forme, la durée et le son. En tant qu’auteure qui écrit sur l’art, je me suis longtemps débattue avec mes perceptions. J’en suis venue à comprendre à quel point les cadres et références que j’ai faits miens ont été prédéterminés, formés par mon éducation et par la culture populaire. Mes jugements immédiats – mon dégoût, ma sympathie – sont déclenchés par ce que je vois. J’apporte mon propre sens des valeurs et de l’équité, de la beauté et de la douleur à toute image que je vois, mais mes jugements sont souvent façonnés bien avant ma rencontre avec l’œuvre d’art, avec l’image.

Ce qui m’avait tellement démoralisée quant aux mots prononcés dans la salle d’audience à La Nouvelle-Orléans, c’était à quel point ils étaient éloignés de l’expérience, du vécu de Woodfox. La loi dissimule la réalité et l’expérience vécue. En se déplaçant parmi les œuvres de A sensation best described by another et en suivant le toucher délicat du doigt de Kelly et les sons statiques, on découvre que la porosité des stratégies de représentation de ces œuvres nie la possibilité de toute saisie objective de leurs sujets. Une brèche est créée entre l’événement, la scène et son appréhension. Ces compositions sont investies d’un sens plus grand que tout référent ; elles contiennent l’intention de Kelly, et la nôtre également.

Yaniya Lee est une auteure et éditrice vivant à Toronto qui s’intéresse à l’éthique de l’esthétique. Lee était l’une des membres fondatrices de la revue MICE et est membre du collectif féministe EMILIA-AMALIA. Elle enseigne la critique d’art à l’Université de Toronto et travaille comme rédactrice adjointe au sein de l’équipe de Canadian Art.