La vie en temps réel. Mode ralenti
2002.03.22 - 05.26
MARIE-JOSÉE JEAN
L’événement inaugural La vie en temps réel souhaite initier un questionnement sur l’environnement social auquel les pratiques artistiques actuelles sont soumises. Il a pour projet de comprendre comment la nouvelle perception du temps, caractérisée par des actions simultanées et des effets instantanés, affecte nos réalités individuelles1. Deux expositions interrogent les tenants et les aboutissants de ce nouveau rapport au temps. Les artistes du premier volet d’exposition nous renvoyaient l’image de la frénésie urbaine dans laquelle nous sommes quotidiennement plongés. Quant aux pratiques artistiques et à l’essai visuel présentés dans ce second volet, ils ne sont pas tant symptomatiques du rapport à un temps uniformément accéléré qu’ils ne lui opposent une certaine résistance, en proposant des expériences de la lenteur. Enfin, chacune des expositions interroge, à sa manière, le temps social dans son interaction avec le temps vécu.
Le temps social se réfère ici à la trame temporelle de la vie professionnelle, du système scolaire, des loisirs et des vacances programmés, il est fractionné en semaines, en heures, en minutes. Il est organisé. Pour échapper à ce temps parfois contraignant, nous parvenons à soustraire notre attention de l’ici et du maintenant en nous évadant dans le temps psychique. Ces absences surviennent tels des intrus dans le temps linéaire et programmé du quotidien. Elles se manifestent par un manque d’attention ou de concentration et suggèrent que nous sommes tout entiers absorbés par des réflexions parallèles ou des flash-back. Ces petites interruptions impromptues représentent une façon pour chacun d’insérer un peu de lenteur dans ce monde de la vitesse. Elles permettent d’ajouter du temps au temps en générant des vitesses variables et individuelles.
Les transmissions simultanées par satellite, la téléphonie cellulaire et Internet ont profondément transformé notre rapport au temps ainsi que nos relations sociales et expliquent sans doute le fait que la représentation dominante du temps se caractérise désormais par la perception d’un temps qui condense des actions simultanées. Nous n’avons qu’à observer les conditions actuelles du travail pour constater que nous devenons effectivement multi-tâches, réalisant simultanément un nombre considérable d’activités. Mais est-ce la seule conséquence des communications? Il semble qu’aujourd’hui l’individu supporte de plus en plus difficilement l’attente et s’impatiente pour peu de chose. Ce désir de satisfaction immédiate s’explique par l’habitude de profiter instantanément de l’information recherchée grâce aux nouvelles technologies et à Internet. Cette impatience généralisée caractérise aussi notre conception du temps.
Le stress est éclairant à cet égard en ce qu’il traduit l’effet produit par cette impatience2. Lié à la vie urbaine, le stress produit le sentiment d’être incapable d’effectuer un ensemble d’actions dans un temps donné. L’individu stressé parvient difficilement à supporter l’attente entre le début et la fin d’une action. La vitesse représente alors pour lui un absolu permettant de franchir la distance entre ces deux points. L’attente devient insupportable dès lors qu’il se représente le temps comme une distance franchissable par le biais de la vitesse et cette perception produit alors un stress, susceptible d’altérer la qualité intensive du présent. Le stress permet cependant de répondre aux pressions de rentabilité et de productivité auxquelles l’individu est soumis3. Toutefois, la rentabilisation du temps dans une société où prédominent les notions de performance, d’efficacité, de rendement, d’hyperactivité est susceptible d’affecter négativement l’existence de chacun. « Plus vite, toujours plus vite (jusqu’à l’absurde) devient un leitmotiv », rappelle Edouard Zarifian4.
Les composantes de cette nouvelle culture du temps – les communications immédiates et en tout lieu, l’urgence des choses à faire, la simultanéité des activités réalisées – démontrent combien le temps du travail prend de l’expansion comparativement au temps consacré à soi. De nos jours, chacun est débordé par le temps qui passe toujours trop vite, on s’interdit l’inactivité, on programme le temps libre, on se valorise de plus en plus par le travail et la productivité. Bref, on organise sa vie comme on gère une entreprise. Cela signifie-t-il vraiment que l’individu aujourd’hui va plus vite? La vitesse à laquelle nous nous transportons tout comme celle à laquelle nous transigeons de l’information et communiquons le suggère. Mais comme le remarque si justement Pierre Sansot, « Les personnes si rapides devraient, en principe, accumuler une petite pelote honorable de temps libre où enfin elles vivraient pour elles-mêmes sans se soucier d’une tâche imposée »5. De toute évidence, ce n’est pas ce qui se produit puisque ces personnes vivent une sorte de pénurie de temps, à la recherche constante de quelques instants où elles seraient délivrées de leur épuisement. Pas étonnant que plusieurs succombent à cette pression et développent des troubles dépressifs.
Les formes de dépression reliées au surmenage s’expriment par l’épuisement, la tristesse, le repli sur soi, la difficulté à se concentrer et à agir. En d’autres termes, elles produisent un ralentissement psychomoteur généralisé : « le déprimé, happé par un temps sans avenir, est sans énergie, englué dans un rien n’est possible »6. Cette réaction psychomotrice, douloureuse et inefficace, résume toute la difficulté de l’individu contemporain à s’adapter à la haute vitesse. On peut alors se demander si la vitesse ne serait pas une manouvre stratégique qui recouvre une peur de l’ennui et de la solitude, la crainte de se confronter à soi-même ou tout simplement la difficulté d’habiter le temps présent. À ne plus prendre son temps, l’individu s’interdit de réfléchir, de se projeter, d’attendre ou d’espérer. Pourtant, la vie en temps réel peut tout aussi bien être retardataire et inactive, sans pour autant être improductive. Un ralentissement du rythme de la vie donne l’impression de retarder la productivité alors qu’en réalité, il laisse plutôt la part belle à la relation à l’autre, à la projection de soi dans l’avenir, à l’imagination, à la conceptualisation, à l’attention et à la réflexion. La lenteur n’est pas synonyme de paresse, elle est plutôt le signe de la disponibilité de l’individu à se laisser atteindre par l’événement imprévu ou le sens inattendu.
Cette exposition propose diverses expériences esthétiques qui mettent en ouvre «une technique du ralentissement», au sens de Milan Kundera, en imposant à chacun de prendre son temps de façon à entrer activement dans le questionnement qu’elle soulève7. Ce n’est pas l’idée du temps de l’image (les ralentis, les accélérés, les ellipses narratives, les flash-back, les montages alternés) que cette exposition interroge mais le rapport entre le temps social et le temps psychique. Elle propose de réfléchir sur les thèmes de la productivité, de la consommation de l’image en temps réel, de l’inscription de l’art dans le réel, de la différence, de l’exclusion, de la solitude, de l’état d’absence ou de la dépression événementielle. Elle place chacun dans une situation d’attente, d’expectative, d’attention, de silence et parfois même d’impatience. La conscience du temps se règle sur les affects de chacun comme le souligne si justement Daniel Soutif : « le temps de l’attente n’est certes pas identique à celui de l’amour, de la haine, de la peur ou de la colère »8. Cela nous rappelle que la vitesse de chacune des expériences esthétiques est susceptible de varier en fonction des individus qui les vivent.