L’imaginaire radical II : désœuvrer la valeur
2022.09.09 - 12.03
Cette exposition ainsi que les événements et les textes qui l’accompagnent témoignent d’une tentative pour produire des savoirs à l’épreuve de la finance, c’est-à-dire un espace où penser la question de la valeur et de ses formes à l’abri de l’impératif catégorique de l’économie. Cet impératif, c’est bien sûr celui de la croissance et de la profitabilité : le règne de la mesure, de la lisibilité des index, de la commensurabilité statistique. L’économie est, en ce sens, l’ultime mot d’ordre de la modernité. Par elle se légitime l’unification fonctionnelle du monde sous l’égide du capital ainsi que les règles de sa constante optimisation. Sous son signe s’agrège l’ensemble des rapports qui « comptent » – services écosystémiques compris.
Les œuvres présentées ici mettent de l’avant la capacité des artistes à agir à l’intérieur et en dehors des institutions de l’art, afin de repenser la question de la valeur à la fin de l’économie telle que nous l’avons connue jusqu’ici. Ces artistes nous font découvrir diverses manières de destituer les formes économiques qui nous régissent et nous tiennent captifs pour favoriser l’instauration d’autres formes – spéculatives et fabulatoires, métastables et localisées – en mesure de résister à la morosité institutionnelle ambiante et permettant d’envisager de nouvelles incorporations collectives en prise avec les défis de notre temps.
Cet exposition constitue le deuxième volet de L’Imaginaire radical, un axe de recherche amorcé en 2018 qui porte sur l’Institution et son histoire.
Désœuvrer ou se réapproprier la valeur ?
Une conversation entre les commissaires Erik Bordeleau, François Lemieux, Marilou Lemmens et Bernard Schütze
Cet échange revient sur les recherches qui, entre 2019 et 2022, ont mené à l’élaboration de l’exposition L’imaginaire radical II : désœuvrer la valeur/Reclaiming Value, d’un programme discursif et de publications.
M.L. : En 2019, l’équipe de VOX nous a invités à imaginer une exposition qui viendrait s’inscrire dans le cycle de travail « L’imaginaire radical », une série d’expositions qui porte sur les manières dont les artistes se sont positionnés par rapport à certaines institutions et à leurs histoires. Dès le départ, nous avons établi que l’économie serait l’institution observée dans ce deuxième volet, mais nous avions aussi le désir de faire plus qu’une simple exposition. Nous souhaitions utiliser d’autres moyens de communication et d’échange afin de multiplier les perspectives sur les pratiques économiques et financières, les enjeux de gouvernance ainsi que les questions environnementales.
Le titre de l’exposition Désœuvrer la valeur/Reclaiming Value, bifrons comme le dieu Janus, capte bien le double mouvement qui anime notre projet. Il est question de la valeur, de ses formes et de ses effets dans le passé récent – principalement dans les 10 à 15 dernières années –, mais aussi d’une volonté de se projeter vers un avenir sensible aux forces sociales et politiques qui entrent en jeu dans le développement ou le démantèlement de certaines versions de l’impératif économique et de son imaginaire.
D’entrée de jeu, nous pourrions nous demander : comment la question de la valeur a-t-elle été abordée dans ce projet et comment s’est-elle articulée autour des quatre axes qui ont dirigé nos réflexions ?
B.S. : En effet, je pense qu’il est important de retracer comment nous avons cerné la question de la valeur, et énoncé ce désir d’à la fois la désœuvrer et se la réapproprier à nouveaux frais. Le mot d’ordre « désœuvrer la valeur » véhicule une petite friction de sens qui a agi comme une étincelle pour notre « équipe de feu » autoproclamée. Il suggère une action qui désactive, qui destitue et qui rend inopérant, ouvrant ainsi à de nouveaux usages possibles, selon l’expression de Giorgio Agamben. Dans notre titre, l’inscription de « la valeur » (entendue ici comme le champ de l’économie financiarisée et de ses codes et modes opérationnels) juste après le verbe « désœuvrer » opère un glissement vers un terrain autrement codé, en l’occurrence celui de l’art. Dans la mesure où l’art, champ de productivité improductive en termes d’utilité économique, s’affaire à suspendre des fonctions ordinairement en cours pour inventer d’autres (codes, modes) possibles, il constitue un lieu privilégié d’opérations inopérantes.
Cette mise en tension créée par le verbe « désœuvrer » étant diablement difficile, voire impossible à transposer en anglais, nous avons finalement opté, après de longues discussions, pour la traduction « reclaiming value ». Comme son homologue dans le titre français, le gérondif reclaiming (réclamer, revendiquer) ouvre un champ d’action polysémique à l’intersection de l’art, de la politique et de la finance. Ce verbe n’indique pas uniquement l’action de réclamer un droit, un dû, un bien, etc. ; il comporte aussi le substantif claim, qui est lourd de sens dans le domaine de la finance, où il désigne un titre ou un droit lié à une propriété, à un avoir ou à une dette. Ce sont d’ailleurs des enjeux que soulèvent de façon critique plusieurs des œuvres que nous présentons. Ce titre bilingue en équilibre métastable résume bien, je trouve, l’esprit de notre projet.
Mais revenons aux quatre axes théoriques que nous avons définis. Pour me rappeler leurs noms, j’ai appliqué une mnémotechnique sous forme de lettres – soit D/E.M.O.S/F., pour : 1) décoloniser/écologiser ; 2) mesurer ; 3) organiser ; 4) spéculer/fabuler. En revenant en arrière, à l’automne 2019, en période prépandémique et d’avant-guerre, il est frappant à quel point ces quatre balises nous ont bien servi, tant pour délimiter les enjeux théoriques autour de la valeur que pour la sélection des œuvres.
E.B. : Merci Bernard d’avoir déplié ce titre à la fois destituant et effectivement programmatique. Cela fait déjà un moment que nous travaillons ensemble à cette exposition, et il s’est effectivement passé beaucoup de choses depuis les débuts du projet… En regard de notre exploration quadripartite, je dirais que je m’associe spontanément aux axes « spéculer/fabuler » et « organiser ». Mon implication dans notre projet est en effet indissociable d’une plongée dans l’univers du Web 3.0. et de la cryptoéconomie, et, plus généralement, d’une enquête sur le mode d’existence de la finance et sur ses puissances d’activation futuriale. Une remarque de Yanis Varoufakis me semble utile pour comprendre un peu mieux de quoi il retourne. Dans le livre sur l’économie qu’il a adressé à sa fille (Un autre monde est possible : pour que ma fille croie encore à l’économie, Flammarion, 2015), l’ex-ministre des finances grec expose de façon fort imagée le mécanisme d’émission monétaire et son rapport bien particulier au futur. Les banquiers, explique-t-il, sont les seules personnes qui, dans le monde actuel, sont autorisées à voyager dans le futur pour ramener des unités de valeur dans le présent. Dans un esprit similaire, Tom McCarthy raconte, dans son magistral roman Satin Island (Knopf, 2015), que chaque pitch de vente implique une invocation rituelle du futur, et que c’est toute notre organisation socioéconomique qui finalement en dépend. Si d’ailleurs on voulait donner une définition minimale et provisoire de ce qu’est la finance et de la manière dont elle agit sur nos vies, on pourrait commencer par en reconnaître la marque partout où l’on tire un peu trop fort le futur vers le présent.
J’aime ce genre de fabulations pseudo-ethnographiques parce qu’en révélant la teneur de nos « croire au monde », elles nous aident à nous saisir du futur en tant que « fait culturel », comme l’écrivait Arjun Appadurai. Je pense que c’est une condition essentielle pour désœuvrer la valeur et ainsi peut-être déjouer certains de ses mécanismes de capture. […]
F.L. : Quand on parle de spéculation, on ne peut évidemment pas faire abstraction des bulles financières et de la manière dont elles participent de ce que Bruno Latour appelle la « tentation du hors-sol ». Désœuvrer la valeur, dans ce contexte, voudrait dire considérer des pratiques qui s’ancrent dans l’ici et le maintenant de communautés qui s’organisent matériellement et qui répondent coup pour coup aux tentatives de capture par le capital. Ces enjeux s’expriment par exemple à travers les projets artistiques qui dénoncent la violence économique et ses effets, que ce soit à l’angle de la rue Sainte-Catherine et de la « Main », dans les morgues de la vallée du Saint-Laurent, dans les ruches et les forêts, sur la toile du trading à haute fréquence, dans les arcanes du droit international ou dans la foulée des crises financières récentes. Désœuvrer la valeur/Reclaiming Value se veut un chantier labile, une invitation à expérimenter pour se donner des moyens d’aménager ce qui compte, à la fin de l’économie.
Cette exposition est réalisée avec la précieuse collaboration des galeries ADN Galería et Unit 17, de Marie-Pier Beauséjour, du Comité autonome du travail du sexe (CATS), de Mia Donovan, d’Angela Grauerholz et de la famille Janson. Elle est notamment présentée grâce au soutien financier de la Caisse Desjardins de la Culture et du Programa AC/E para la Internacionalización de la Cultura Española (PICE).
La revue Spirale s’associe à VOX pour publier un dossier spécial intitulé Repenser la valeur à la fin de l’économie dans le numéro 281. Disponible dès maintenant à VOX, en kiosque et en ligne. Vous pouvez retrouver le texte intégral dans le numéro 281 de la revue Spirale.
Surveillez également la parution à venir d’un numéro spécial dans la revue Le Merle!