Samuel Beckett
2007.11.03 - 12.15
ÉTIENNE FORTIN
« Lorsque j’ai lu Not I pour la première fois, j’ai fondu en larmes. Ce texte a produit sur moi un effet émotionnel extraordinaire. J’ai immédiatement senti qu’il fallait le dire à toute allure. […] Avec Beckett, nous avons concentré notre attention sur le rythme, les cris, l’essoufflement, etc. Mais je ne lui ai jamais demandé quel était le sens de cette pièce. La première fois que j’ai répété la pièce, j’ai craqué. J’avais l’impression de ne plus avoir de corps, je n’avais plus de point de repère dans l’espace. […] J’avais véritablement l’impression de tomber sans fin1 ». Voilà le premier contact de Billie Whitelaw avec le texte de théâtre de Samuel Beckett intitulé Pas moi en français, Not I en anglais. Cette pièce, transposée ici pour la télévision par l’auteur lui-même avec Whitelaw dans le rôle de l’unique personnage dénommé « Bouche », propose cette chute fatale de l’humain dont le questionnement s’égrène, dont la quête de sens avorte, en tout petits, « petits bouts de rien2 ». Beckett avait déjà traité de la désagrégation intérieure humaine métaphorisée par le corps atrophié à l’occasion des deux derniers volets de sa trilogie narrative constituée de Molloy (1948), de Malone meurt (1949) et de L’Innommable (1949), où un homme-tronc analyse son univers par le biais de ses sens défaillants et alors qu’une tête-œuf n’arrive même plus à savoir de quoi elle parle.
Avec Not I, l’humain, l’humaine dans ce cas précis, n’a carrément plus de corps. De ces restes humains, tout ce qui demeure est une bouche, organe de la parole qui, tout en ressentant fortement l’urgence de dire, n’arrive plus à le faire de façon compréhensible. Alors que dans la pièce, « Bouche » se tient dans le vide, entourée de noir, plongée dans le néant d’un espace dénudé, dans le film, Beckett utilise le gros plan et nous rapproche sensiblement de « Bouche ». Afin de souligner encore davantage l’essoufflement, l’effritement, Beckett tourne un long plan séquence, sans plan de coupe, qui dure la totalité du texte dit par « Bouche », soit quelque douze minutes. Avec Not I, nous sommes plongés au cœur d’une logorrhée ininterrompue, d’un soliloque effréné. Nous sommes attachés à l’univers étrange de ces lèvres qui ont sans doute jadis appartenu à une femme. De cette bouche qui a sans doute jadis un jour été. Fabuleuse, Billie Whitelaw halète, inspire, expire et respire ce poème dramatique. De plus en plus hachuré, syncopé, du chuchotement au chuchotement, cette bouche, ces lèvres, ces dents, cette langue qui nous sont présentés en gros plan, comme ces cris, ces « What? » et ces questions incessantes qui retentissent de cet organe emplissant l’image, nous entraînent au cœur d’un tourbillon de mots qui s’entrechoquent, se complètent et s’annulent. Numéro d’actrice de haute voltige, film intense, propos trouble et troublant, Not I demeure non seulement un témoin privilégié du projet artistique de Samuel Beckett, mais également une preuve de la tragique beauté de l’univers qu’il met en place à l’intérieur de son processus de création.