Jacqueline Hoàng Nguyễn. Space Fiction & the Archives
2012.11.02 - 12.15
LIZ PARK
C’était l’année 1967. La course à la conquête de l’espace entre les États-Unis et l’URSS s’intensifiait au même rythme que la guerre froide et la course aux armements nucléaires. De l’autre côté du Pacifique, en Asie du Sud-Est, les États-Unis s’embourbaient dans la guerre du Viêtnam. Pendant ce temps, le mouvement pour les droits civils battait son plein et de plus en plus de voix indignées se faisaient entendre, en un mouvement qui allait culminer, en 1968, dans des manifestations étudiantes à travers le monde. En revanche, le Canada vivait une période euphorique. Fêtant son centième anniversaire, le jeune pays voyait naître des projets de célébrations dans ses villes aussi bien que ses villages. Comme on le sait, Montréal était l’hôte de l’Exposition universelle cette année-là, dont le thème était « Terre des Hommes ». D’une échelle plus modeste, mais propulsé par l’enthousiasme, le projet du centenaire pour une petite ville de 3500 âmes, Saint-Paul en Alberta, voyait le jour.
La présente exposition de Jacqueline Hoàng Nguyễn est un « portail temporel » qui nous transporte à Saint-Paul en 1967 au moyen de deux éléments principaux : une « fiction spatiale » prenant la forme d’une vidéo intitulée 1967: A People Kind of Place et des archives réunissant des reproductions de cartes postales, d’articles de journaux et d’une photographie aérienne. Ces deux composantes rendent bien le sentiment d’optimisme et d’enthousiasme qui animait le passage à l’âge adulte de cette petite ville proclamée Étoile centenaire du Canada, qui peut se vanter d’avoir construit le premier « UFO Landing Pad » (aire d’atterrissage pour ovnis). Avec des axes elliptiques d’environ 9 et 12 mètres et d’une hauteur de 2,44 mètres, la piste est de dimension visiblement insignifiante, comme le confirme la difficulté de la repérer sur la photographie aérienne qui fait partie des archives. Il ne s’agissait pas, bien sûr, d’une véritable aire d’atterrissage pour véhicules intergalactiques. Déclarée « symbole de l’hospitalité occidentale » par Paul Hellyer, alors ministre de la Défense nationale, qui a prononcé un discours lors de la cérémonie inaugurale, l’aire d’atterrissage n’était que cela : un symbole. Toutefois, l’adjectif qui décrit le type d’hospitalité qu’il représente mérite d’être examiné de plus près dans le contexte de l’année 1967, année qui a vu un changement important dans les règles de l’immigration canadienne.
En remplacement de la Loi de l’immigration de 1919, qui pratiquait ouvertement l’exclusion en éliminant des gens issus de régions ou d’horizons raciaux ou religieux précis, le nouveau système de points introduit en 1967 évaluait les qualifications d’un immigrant potentiel sur la base de ses compétences linguistiques et de son bagage scolaire et professionnel. Bien qu’annoncé comme étant un mécanisme objectif mis en place pour offrir à chacun des chances égales, le système de points mesure en fait la capacité de l’immigrant potentiel de participer efficacement à un certain modèle occidental d’économie politique démocratique. Il serait extrêmement naïf de penser qu’un résultat positif découlant de cette évaluation se traduit directement par une participation épanouissante et satisfaisante du nouveau venu à la société canadienne. Pourtant, l’accueil fiévreux offert à tous, terriens et extraterrestres confondus, par Saint-Paul signale un esprit de multiculturalisme contagieux, devenu alors un idéal d’identité canadienne.
L’objectif de la vidéo et des archives de Nguyễn n’est pas seulement de critiquer la naïveté d’une petite ville célébrant un anniversaire précis. Il ne repose pas non plus sur la nostalgie d’un élan utopiste passé. En reliant ce que montrent les archives et ce que l’artiste qualifie de « fiction spatiale », elle ouvre une brèche par laquelle peuvent circuler questions et doutes. Fiction spatiale plutôt que science-fiction, la vidéo attire l’attention sur Saint-Paul en tant qu’espace de contact et de colonisation dont les récits nationaux ont retiré les habitants d’origine, de la même manière que le mot « Métis » a été enlevé de l’ancienne appellation de Saint-Paul-des-Métis ou que les élèves du pensionnat autochtone de Blue Quills, situé tout près, jouaient dans une pièce intitulée Hello World en 1967 qui représentait différentes nationalités mais excluait les peuples autochtones. La vidéo de Nguyễn commence par un carton où est écrit « This is a true story » (Cette histoire est véridique). Sachant que la racine latine du mot « fiction » signifie « façonner » ou « créer », on comprend que son espace de fiction ne tente pas nécessairement de remplacer une histoire par une autre, mais qu’il indique plutôt comment les espaces de rencontres futures peuvent être façonnés autrement.
Avançons rapidement jusqu’à 2010, année où la chancelière allemande Angela Merkel proclame l’échec du multiculturalisme. En 2011, un Norvégien armé massacre 77 personnes à Oslo dans un carnage anti-musulman avec explosions et fusillades. L’ex-président français Nicolas Sarkozy provoque la colère de la droite en affirmant, pendant la course à l’élection présidentielle de 2012, qu’il y a trop d’étrangers dans son pays. Ces événements révèlent les limites et les impasses d’une politique multiculturelle d’État, imposée et gérée sous forme d’uniformité intégrée. Quand on revisite l’année 1967 du point de vue actuel, l’optimisme des gens de Saint-Paul et du Canada devient plus nuancé.
Dans le contexte intense des conflits mondiaux, de l’opposition et de l’activisme de la fin des années 1960, l’exploration de la « frontière ultime » a été ternie par des idéologies opposées sur la course à l’espace, même si cette dernière portait la promesse d’un monde meilleur. La croyance en la coexistence pacifique avec un inconnu autre, caractéristique du UFO Landing Pad, a été une position antithétique à la longue et violente guerre du Viêtnam. Depuis ce point de vue élargi, Saint-Paul constitue une étude de cas singulière, empreinte de contradictions et de complexités, sur la manière dont quelques citoyens ont imaginé leur chez-soi à un moment charnière de l’histoire dans le Canada et au-delà de ses frontières. Space Fiction & the Archives pose un regard macroscopique sur Saint-Paul en tant qu’espace d’incongruités et d’optimisme d’où peuvent émerger un nouveau vocabulaire sur l’appartenance et la coexistence ainsi que la volonté d’inventer une autre géographie de rencontres.