VOX — Centre de l’image contemporaine

Vue de l’exposition Alexandre Larose. Chutes, VOX, 2024
Crédits

Alexandre Larose
Chutes

2024.09.06 – 12.07

Vues de l’intérieur

NICOLE GINGRAS

L’exposition Chutes porte sur une œuvre inédite d’Alexandre Larose : La Grande Dame1 (2018-2022), dont les premières intuitions remontent à 2005. Cette installation vidéo pour quatre écrans et bande sonore matérialise un processus de recherche et d’expérimentation autour d’un lieu iconique de Montréal, Place Ville Marie, associé à un rêve récurrent de l’artiste. Avec La Grande Dame, Alexandre Larose partage une fascination toute personnelle pour traduire une sensation qui l’a habité pendant des années : celle d’un corps, le sien, faisant face au ciel, en chute libre.

A Posteriori 35 - Alexandre Larose

Cette installation pour le moins spectaculaire s’accompagne d’éléments retraçant quelques étapes qui ont mené à sa réalisation (dessins, documentation visuelle des tournages, photogrammes de films) ainsi que du court métrage bonne nuit2 (2006). Repéré durant ma recherche pour ce grand projet3, ce film d’animation étonnant révèle de manière prémonitoire l’attirance d’Alexandre Larose pour les hauteurs, l’architecture, les pulsations de lumière et le mouvement.

Origine

Inspirée d’un rêve durant lequel l’artiste tombe du haut d’un édifice, La Grande Dame évoque un état troublant, entre envol et chute, auquel s’ajoutent les sensations d’apesanteur, de flottement, de vertige, de désorientation et de gravitation. À ce propos, l’artiste confie :

« J’ai entrepris à Québec en 2005 une démarche artistique visant à explorer les moments d’intensité visuelle et émotive de ce rêve. Très simplement, sous forme de plans-séquences, je lance des caméras du haut d’édifices de plus en plus élevés afin de capter le point de vue de la chute. En fabriquant ce point de vue sans recourir à l’animation ou à l’imagerie de synthèse, je compose avec une série de problématiques liées au tournage en temps réel. Les stratégies et moyens techniques que je déploie à chaque phase du projet conditionnent les images que je crée. Le concept structurant – la chute – catalyse ainsi toute une panoplie d’explorations qui dépendent de processus technologiques en constante évolution. En autorisant cette indépendance à la caméra, je transpose la subjectivité de mon regard vers un dispositif qui acquiert sa propre vision et qui en produit l’enregistrement. Mon travail revient à me réapproprier cette vision. »

Dans cette installation, il est question d’un très court instant visité à répétition comme démarche artistique (pour les perspectives visuelles inédites captées par une caméra), comme sujet d’observations d’un phénomène associé à l’attraction terrestre et pour ses multiples connotations : existentielle, matérielle, scientifique, symbolique et onirique. L’artiste évoque avec justesse l’importance des points de vue pour cette œuvre :

« La Grande Dame fait suite à une série de tournages effectués du haut de Place Ville Marie, à Montréal, entre 2011 et 2015. Au terme de ce dernier volet du projet, j’ai enregistré plusieurs séquences de chute, principalement en vidéo numérique, en utilisant un nombre suffisant de caméras pour capter un champ visuel en demi-sphère, orienté vers le ciel. La spatialisation de ce point de vue consiste en une projection vidéo sur quatre surfaces-écrans. »

Rêveur, observateur, scientifique systématique, Alexandre Larose nous offre l’expérience d’un événement unique, associé à la durée d’une chute vécue et enregistrée par une caméra. En fait, des chutes et des caméras, il en faudra quelques-unes pour s’approcher du résultat escompté. Plusieurs temporalités s’entrecroisent : diverses formes d’anticipation, le présent d’un geste précis pour lancer un étrange projectile, le lanceur, qui ressemble à une fusée miniature, et le présent de la chute filmée en temps réel qui se termine par un contact brutal avec le sol. Chaque chute est unique et imprévisible. Chaque chute a sa propre matérialité – son mouvement.

Invention

Bien que différente sur le plan de la forme et des choix esthétiques de l’artiste (je parle ici du choix du médium numérique plutôt qu’analogique et du dispositif de projection multi écrans), La Grande Dame s’articule autour d’un élément fondamental de l’ensemble de l’œuvre d’Alexandre Larose : la notion de lieu. Toute la pratique de cet artiste et cinéaste repose sur l’observation d’espaces sous différentes lumières et saisons, et cela, parfois durant des années. Alexandre Larose a développé un attachement profond à des lieux singuliers vers lesquels il aime revenir pour filmer. Son attention se porte alors vers une qualité de lumière, un phénomène, une sensation, une émotion – un événement. Car, par définition, un lieu mène à la découverte.

Ainsi, pour capter l’esprit de chaque lieu visité et revisité, l’artiste, sensible à la lumière qui se modifie au fil des heures et attentif à un paysage ou à certains éléments architecturaux (fenêtre, porte, escalier, seuil), introduit une présence. Une, parfois deux silhouettes fantomatiques, telles des apparitions fugaces, viennent en quelque sorte animer le plan filmé et l’habiter ne serait-ce que momentanément. Évanescentes, ces présences se dissolvent, car traversées par la lumière et filmées en mouvement, selon une technique propre au cinéaste. Il est important de mentionner qu’au tournage de ses films, Alexandre Larose chorégraphie chaque plan, ce qui lui permet d’obtenir une image riche en superpositions et en modulations internes. Il filme donc sans regarder dans l’œilleton de la caméra, après avoir déterminé soigneusement le cadrage. Approche fascinante. Comme si l’image souhaitée et attendue devait s’imprimer sur la pellicule à l’insu du cinéaste. Ce n’est qu’une fois la pellicule développée – souvent quelques semaines, voire des mois plus tard – qu’il voit ce qu’il a filmé.

Alexandre Larose travaille longuement, avec vigilance, chaque projet, chaque œuvre. Il prend son temps. Ce ne sont pas des cycles à proprement parler, ni des séries, mais plutôt des processus de recherche qui reposent sur des aspects bien précis de l’image – la présence ou la prégnance de celle-ci dans le mouvement, tout autant que ses apparitions et disparitions dans la lumière – et l’espace. Une réalisation ou une expérimentation mène à une autre, chaque fois différente. Les processus, les dispositifs élaborés par l’artiste, sont essentiels. Ils révèlent une rigueur à la conception, sans pour autant être une forme de contrôle. Et, inévitablement, cette précision côtoie l’imprévu et négocie avec l’inattendu ou l’accident :

« Il y a, dans mon travail en général, autant par les images que je crée que les processus que j’élabore, une tentative de confrontation avec la technologie. Pour accroître mon regard, je tends à entrer en relation avec des outils et des dispositifs cinématographiques qui me subordonnent à leurs mécanismes. Avec La Grande Dame, je transpose ce duel dans le sujet filmé : la mise en scène d’un individu face à l’architecture du gratte-ciel moderne, espace souvent considéré comme aliénant pour l’être humain. La vision que la caméra enregistre devient en quelque sorte le fruit de l’union temporaire entre ma volonté artistique et le regard primitif d’une machine à laquelle j’impose une trajectoire. C’est donc par l’enregistrement cinématographique, son traitement et sa présentation que je parviens à m’approprier l’expérience de cette chute. »

Avec La Grande Dame dont le projet n’a rien d’évanescent, Alexandre Larose définit un tout autre protocole de tournage que celui maîtrisé pour ses films en 16 mm et en 35 mm, sans pour autant mettre de côté l’aspect performatif caractéristique de sa pratique. Pour des raisons évidentes, il privilégie plutôt un lancer de caméra du haut d’un gratte-ciel. L’image d’une performance exécutée par une caméra s’impose. La chute devient le personnage principal de l’œuvre. Et si, pour cette œuvre, il y a approche systématique, ce serait dans la répétition du lancer de caméra du haut de différents gratte-ciel, et cela, pendant plusieurs années et lorsque les conditions météorologiques le permettent.

Présence

Rares sont les films d’Alexandre Larose où l’on décèle sa présence dans l’image. À ce jour, La Grande Dame est certainement l’œuvre la plus publique qu’il ait réalisée. En effet, l’artiste s’expose à divers degrés : il travaille et filme dans un espace public et un cadre urbain ; il y est représenté à presque chaque lancer de caméra. Et il rivalise avec les « personnages » principaux de l’installation : la tour Place Ville Marie, la chute et, de toute évidence, la caméra. Malgré tout, en pensant à cette œuvre, il m’est difficile de parler d’intimité, cette qualité de présence précaire qui traverse l’ensemble de son œuvre cinématographique. J’y perçois toutefois une singulière fragilité. La Grande Dame a des réserves secrètes que nous sommes invité·es à percevoir dans ce lieu que l’artiste a spécialement conçu pour notre regard.

Si Alexandre Larose est apprécié pour sa vision et la qualité matérielle de ses films projetés en salle de cinéma, les occasions de voir une de ses installations à Montréal sont étonnamment rares. La présentation de La Grande Dame, élément central de l’exposition Chutes, marque donc un jalon et un ancrage importants dans le parcours de l’artiste. Il peut sembler étrange de parler de point d’ancrage chez un artiste et cinéaste qui se passionne pour le mouvement, la mobilité et la dissolution des formes, les manifestations d’immatérialité, ou, autrement dit, pour l’atomisation d’un instant. Mais le paradoxe alimente la création et la découverte.

L’artiste et la commissaire remercient le Conseil des arts et des lettres du Québec pour son appui à la recherche ainsi qu’à la présentation de l’exposition à VOX, centre de l’image contemporaine et du cycle de projections Alexandre Larose – Portraits à la Cinémathèque québécoise.

  1. La Grande Dame fait référence au surnom de Place Ville Marie dans le milieu des affaires. Place Ville Marie est le premier gratte-ciel à avoir été construit au centre-ville de Montréal, au tournant des années 1960.

  2. Il est fascinant de remarquer à quel point ce film d’animation, rarement projeté, préfigure de manière schématique, non sans une certaine candeur, les gratte-ciel du centre-ville de Montréal, l’endroit même où seront tournés les plans de La Grande Dame. Le court métrage bonne nuit annonce également une approche du tournage image par image dans laquelle Alexandre Larose excelle.

  3. VOX et la Cinémathèque québécoise accueillent chacun un des deux volets du focus consacré à Alexandre Larose, dont j’assure le commissariat. À VOX, l’exposition Chutes, dont les grands axes sont discutés dans le présent texte, et à la Cinémathèque québécoise, Portraits, cycle de trois soirées de films d’Alexandre Larose en présence du cinéaste, de la commissaire et d’un cinéaste invité.