Créer à rebours vers l’exposition
Le cas d’Art et féminisme
2021.11.18 - 2022.02.19
GENEVIÈVE MARCIL
Au début de la décennie 1980, le Musée d’art contemporain de Montréal (MAC) marque un grand coup en annonçant que la métropole québécoise sera le premier arrêt en sol étranger de l’installation monumentale The Dinner Party (1974-1979) de Judy Chicago. Cette installation phare de l’art féministe américain déclenche déjà les passions au sud de la frontière par son entreprise de réinscription de figures féminines dans le canon de l’histoire occidentale1. L’annonce de sa venue prochaine à Montréal crée un véritable engouement dans les milieux artistiques féministes québécois, qui organisent rapidement une succession d’événements concomitants. L’objectif : saisir cette opportunité pour mettre en valeur les créations des femmes2 et soulever la question de leur place dans le hic et nunc de l’art contemporain québécois.
Parmi ces événements, l’exposition Art et féminisme présentée au Musée aux côtés de l’œuvre de Chicago s’impose par son envergure. La directrice, Louise Letocha, recrute à cette fin l’historienne de l’art Rose Marie Arbour à titre de conservatrice invitée. Cette dernière élabore un ambitieux programme rassemblant 40 artistes femmes dans le cadre d’une exposition et d’une série de performances dans les espaces du musée alors situé à la Cité-du-Havre. De plus, une Semaine de la vidéo féministe québécoise incluant dix-huit vidéastes et cinq collectifs est organisée au Cinéma Parallèle sous le commissariat de Christine Ross3.
Art et féminisme constitue l’objet d’étude de cette septième itération du projet de recherche Créer à rebours vers l’exposition sur la pratique, l’histoire et le devenir des expositions au Québec et leur documentation, mené à VOX depuis 2016. Alors que ce projet prend pour principal matériau de recherche les vues d’exposition, le cas d’Art et féminisme confronte les spectateur·rice·s contemporain·e·s à une documentation photographique parcellaire qui fait contraste avec son grand succès populaire. En dépit de ce fait, la présente exposition documentaire réunit des photographies, des documents d’archives, un enregistrement sonore, des captations et des vidéo qui réactivent le discours de l’événement original tout en le comparant à la situation actuelle des femmes. Ainsi, le regard rétrospectif propre à ce projet nous permet de réfléchir à la pertinence contemporaine de la forme de l’exposition collective de femmes et de mettre en évidence les résonances actuelles des enjeux cernés à l’époque.
À travers cette démarche apparaît également le potentiel politique de l’exercice rétrospectif tel qu’il a lui-même été mis en œuvre par les mouvements féministes. Si la venue de l’œuvre de Chicago à Montréal suscite un tel enthousiasme, c’est que son entreprise de réinscription de la présence féminine dans l’histoire trouve un écho dans le retour sur le passé qui anime au même moment le féminisme québécois. Par ses travaux pionniers réalisés pour la Commission Bird sur la situation de la femme au Canada (1967-1970), l’historienne Micheline Dumont procède ainsi à une première étude de l’histoire des femmes au Québec, suivie par la publication, en 1982, de L’histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles4. Les historiennes féministes cherchent à mettre à mal les grands récits axés sur les sphères politiques et militaires qui ont longtemps été réservées aux hommes : « Nous ne retrouvons aucune mémoire des femmes dans ces “dates importantes”. Cette histoire [des femmes] se dessine donc sur un temps différent5. » Les autrices prennent ainsi le pari de définir une chronologie nationale alternative recentrée sur l’histoire des femmes.
La place négligée des femmes dans la société québécoise s’affirme à la même époque dans la sphère artistique avec l’exposition collective Artfemme ‘75, organisée par le Centre Saidye Bronfman, la galerie Powerhouse, le MAC et la YWCA à Montréal, à l’occasion de l’Année internationale de la femme. La sélection des œuvres se fait par un concours aux critères peu restrictifs, si ce n’est de l’identité de genre des 92 artistes femmes retenues. Les institutions partenaires ont alors la double visée de réviser les récits traditionnels pour mieux retrouver « une historicité dont [la femme] a été cruellement dépouillée6 » et d’offrir un panorama de la création féminine actuelle.
Cette exposition documentaire est la septième itération du projet de recherche Créer à rebours vers l’exposition sur la pratique, l’histoire et le devenir des expositions au Québec et leur documentation. Elle est présentée parallèlement à la rétrospective de l’œuvre de Sorel Cohen.
VOX tient à remercier pour leur précieuse contribution Rose Marie Arbour, Judith Lermer Crawley, Marie Décary, Louise de Grosbois, Diane Guay, Claude Gosselin, Lise Landry, Francine Larivée, Catherine Melançon, Lise Nantel, Christine Ross et Sylvie Tourangeau ainsi que les Archives lesbiennes du Québec, Artexte, le Centre de documentation sur l’éducation des adultes et la condition féminine (CDÉACF), la Compagnie Marie Chouinard, le Centre d’archives Gaston-Miron, le Musée d’art contemporain de Montréal et le Service des archives et de gestion des documents de l’UQAM.