Chloé Galibert-Laîné
Kevin B. Lee
Reading // Binging // Benning
2023.11.23 - 2024.02.22
Reading // Binging // Benning est un essai-vidéo spéculatif qui se penche sur le film Readers (2017) de James Benning et soulève la question suivante : que peut-on percevoir d’un film que l’on n’a pas vu ? À travers une exploration audacieuse et novatrice, faisant usage du desktop documentary [documentaire de bureau], les cinéastes Chloé Galibert-Laîné et Kevin B. Lee proposent une investigation minutieuse des composantes visuelles, sonores et narratives de l’œuvre de Benning.
L’essai vidéo [extraits]
KEVIN B. LEE
« J’ai produit mon premier essai vidéo il y a 15 ans, encouragé par les circonstances de l’époque : l’accessibilité sans précédent des outils numériques permettant d’extraire, d’éditer et d’exporter des films et des contenus médiatiques; l’essor des plateformes vidéo en ligne qui permettent aux utilisateur·rices de publier leur propre contenu (notamment YouTube); et l’apogée des pratiques sophistiquées et individualisées de la critique cinématographique en ligne alimentées par la blogosphère, avant qu’elle ne soit supplantée par les médias sociaux dans les années 2010. Mes premiers essais vidéo ont été conçus de manière plutôt myope, comme un moyen de faire avancer ma carrière de critique de cinéma en employant une approche audiovisuelle innovante. Mais les essais vidéo ont rapidement trouvé leur place dans d’autres contextes que celui de la critique cinématographique. Dans le milieu universitaire, ils ont fourni une méthode inédite de recherche-création pour les études cinématographiques et médiatiques (sous le néologisme légitimant de “critique et étude vidéographique”)1, posant ainsi un défi de taille à l’hégémonie séculaire des textes académiques. Par ailleurs, l’essai vidéo a favorisé l’acceptation du cinéma expérimental et de l’art vidéo parmi les tendances plus larges de la recherche-création et de la production de connaissances caractéristique du jeu de relations complexes qu’entretiennent les industries de l’art contemporain et du monde académique.
« Mais limiter la portée des essais vidéo à ces innovations dans le monde de la critique, de la recherche et de l’art expérimental, c’est mal comprendre à quel point ils ont bouleversé chacun de ces champs dans le mouvement plus large de transformations qui marque la première phase de la culture audiovisuelle du 21e siècle. À la manière d’un cheval de Troie, l’essai vidéo offre un moyen d’exposer la culture cinématographique à un plus grand nombre de personnes, mais s’inscrit aussi dans une transformation historique plus large du cinéma au sein des contextes audiovisuels émergents – voire, oserais-je dire, nouvellement dominants. Équipée de ses téléphones intelligents, ordinateurs portables, et réseaux sociaux, une génération a conçu ses propres formes et codes audiovisuels comme des outils de communication médiatique quotidiens. C’est le dernier stade de ce que Jonathan Beller nommait, il y a près de 20 ans, “le mode de production cinématographique”, selon lequel le “cinéma et les dispositifs qui lui succèdent ou évoluent en parallèle – en particulier la télévision, la vidéo, l’ordinateur et Internet – sont des usines déterritorialisées dans lesquelles les spectateur·rices travaillent, à savoir qu’ils et elles performent un labeur qui produit de la valeur2”. Dans ce contexte, les essais vidéo ont peut-être joué un rôle modeste mais déterminant dans la production et la circulation, aujourd’hui constante, des médias audiovisuels, en tant que manière d’étudier et de réfléchir les films et les médias existants, rendant ainsi possible l’application de la réflexion cinématographique à la réalisation des films de sa propre vie. »
Extraits de : Kevin B. Lee, « A videographic future beyond film », NECSUS_European Journal of Media Studies, no Futures, automne 2021. [https://necsus-ejms.org/a-videographic-future-beyond-film]
Une autoethnographie vidéographique [extraits]
CHLOÉ GALIBERT-LAÎNÉ
« Au niveau méthodologique, on pourrait dire que mes essais vidéos puisent dans deux domaines existants. Premièrement, le champ des études des médias vidéographiques, au sein duquel les chercheurs emploient le médium audiovisuel pour produire des analyses “performatives” des médias3. Les liens entre le desktop documentary [documentaire de bureau] et la recherche vidéographique ont notamment été explorés par Catherine Grant, qui évoque la performativité du desktop cinema comme suit : “Les desktop documentaries utilisent la technologique de capture d’écran afin de traiter l’écran d’ordinateur tout à la fois comme un objectif de caméra et comme une toile. Ils cherchent à représenter et à questionner les manières dont nous explorons le monde à travers l’écran d’ordinateur4.” Le format du desktop documentary se révèle productif, [...] car il permet une contextualisation très précise et détaillée de tous les médias présentés. Chaque vidéo, image ou reportage que j’ai rencontré [...] au cours de mon processus de recherche est montré tel que je l’ai trouvé, intégré dans son interface originale. Ceci permet aux spectateur·rices de prendre conscience des infrastructures numériques qui conditionnent mon accès aux médias étudiés et qui en influencent mes réponses affectives et cognitives. [...]
« Deuxièmement, [ma pratique] partage des caractéristiques communes avec des travaux réalisés dans le champ de l’autoethnographie. Dans leur essai portant sur les potentialités de l’autoethnographie dans les études de la culture populaire, Jimmie Manning et Tony E. Adams proposent la définition suivante : “L’autoethnographie est une méthode de recherche qui met l’expérience personnelle du ou de la chercheur (auto) au premier plan, telle qu’elle est enchâssée dans les identités culturelles et les con/textes (ethno), d’où elle tire aussi ses fondements, et telle qu’elle est exprimée à travers l’écriture, la performance, ou d’autres moyens créatifs (graphie)5.” [...] Parce qu’elle met l’emphase sur les “expériences personnelles”, l’autoethnographie est une approche productive pour la recherche sur la condition du ou de la spectateur·rice [...]. Comme l’écrit Christine Hine :
“À travers l’autoethnographie de l’expérience en ligne, nous somme [...] capables de découvrir comment les infrastructures standards sont transformées en expériences personnelles [...]. L’autoethnographe évalue les expériences de l’Internet en explorant les multiples façons par lesquelles elles peuvent être comprises. Les approches autoethnographiques, comme les approches combinées, multisites, interconnectées et conjonctives, suivent les traces des phénomènes partout où elles peuvent mener6.”
Ce paragraphe souligne deux caractéristiques de l’approche autoethnographique qui, je crois, résonnent particulièrement avec mes essais vidéos. On pourrait dire que les autoethnographies en ligne produisent des descriptions des manières dont les “infrastructures standards”, qui sont mises à la disposition d’autrui, sont expérimentées par un individu donné. À mon avis, cela permet la production d’une “connaissance située7” sur les façons dont ces dispositifs en ligne déterminent nos réponses affectives aux médias qu’ils incorporent [...]. Les autoethnographes, écrit Hine, suivent aussi les phénomènes “partout où ils peuvent mener” : cette composante exploratoire de la méthode autoethnographique est définitivement quelque chose que je reconnais dans mes propres [méthodes de] recherche. Parce que cette expérience de la “flânerie” numérique est une composante essentielle de notre pratique médiatique quotidienne en ligne, je partage l’avis de Christine Hine sur l’approche autoethnographique qui, [surtout lorsqu’elle est associée avec le format du desktop documentary], offre des potentialités intéressantes quand il s’agit de faire de la recherche [et de documenter] les pratiques médiatiques interconnectées. »
Extraits de : Chloé Galibert-Laîné, « Framing Terrorist Media: a Videographic Autoethnography », dans Bernd Zywietz (dir.), Propaganda des “Islamischen Staats”, Wiesbaden, Springer, 2020, p. 333-362 [traduction libre].