Bertille Bak
Mon Sud est ton Nord
2024.09.06 – 12.07
Cette exposition consacrée à l’artiste française Bertille Bak présente une sélection d’installations vidéo récentes réalisées en collaboration avec des travailleurs et travailleuses d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie touché·es par l’exploitation de la main-d’œuvre à l’heure de l’économie de marché mondialisée.
En suivant les trajectoires de la délocalisation, Bertille Bak va à la rencontre d’artisans du Maroc aux prises avec l’arrivée des produits chinois, de femmes marocaines qui décortiquent des crevettes pêchées aux Pays-Bas ou d’enfants travaillant dans les mines de cinq pays du Sud. Au fil de ces immersions au sein de différentes communautés, l’artiste et les groupes directement concernés élaborent un scénario, puis le mettent en scène. Les travailleurs et travailleuses interprètent devant la caméra une version fantaisiste de leurs gestes quotidiens, qui sont rehaussés d’effets visuels et sonores rudimentaires bricolés au montage par l’artiste. Ce faisant, Bertille Bak et ses complices illustrent par l’absurde les conséquences du commerce international sur les populations locales tout en replaçant l’être humain au cœur de cette chaîne logistique.
ANAËL PIGEAT
Un bouc debout dans une cuisine ; des femmes suivies dans une ruelle par des chats, une panthère et un chameau en file indienne ; des poussins violets et jaunes sur des « travelators » en forme d’échangeurs d’autoroute ; des enfants comme des poupées dans une boîte en carton ; des roses guillotinées transportées par des wagons concentrationnaires sur des rails, et des avions volant en cœurs… Telles sont les scènes que l’on peut voir dans les vidéos de Bertille Bak, faussement enjouées et implicitement tragiques, des tragédies masquées en animations de quartier collégiales. Née en 1983 à Arras, en France, dans une famille de mineurs d’origine polonaise, cette artiste se fait connaître depuis une vingtaine d’années par les nombreuses expositions auxquelles elle participe, au Centre Pompidou, au Jeu de Paume ou encore au Louvre-Lens.
Ses images vidéo mettent souvent en cause ces flux qui traversent la planète de part en part, positifs parfois, mais souvent terrifiants lorsqu’ils sont prodigues. Boussa from the Netherlands (2017) est une fable sur le commerce international : des crevettes pêchées aux Pays-Bas, décortiquées par des femmes au Maroc, sont retransportées aux Pays-Bas pour y être vendues. Lorsqu’elle filme des ouvrières et des ouvriers rencontré·es sur le terrain, Bertille Bak entraîne ses modèles dans un travail collaboratif pour recomposer à l’unisson leur situation dans des scènes imaginaires hors de leur lieu de travail. Et si ces œuvres parlent du monde d’aujourd’hui, leur aspect documentaire est évidemment illusoire. Ces circulations internationales sont aussi perceptibles dans Nature morte (2023) : des fleurs coupées passent allègrement les frontières qui résistent aux travailleuses et travailleurs, utilisées hors de toute saisonnalité pour d’absurdes célébrations plus proches des sirènes de la consommation que d’une communion entre êtres.
Une profonde humanité émane de ces films. Bertille Bak est attentive à toutes les géographies et toutes les générations, jusqu’à ces personnes âgées dansant dans un bal au son de chansons populaires. Attendrissant au premier regard, avec ses cadrages ronds, Bleus de travail (2020) évoque la surexploitation des poussins vendus aux touristes après avoir été teints de couleurs pastel. Dans le film, ils semblent projetés par des ressorts, telles des fusées multicolores, sur des fils électriques où ils restent perchés. C’est même le bruit d’une mitraillette qui se précise au fur et à mesure que la vidéo progresse. Le son joue toujours un rôle essentiel dans ses compositions. Le travail à la chaîne dans les usines et dans les champs, le travail souterrain, et l’agonie du travail artisanal sont parmi les fils conducteurs qui traversent cette exposition. Dans Mineur mineur (2022), il est question du travail des enfants. Cette vidéo a été entièrement fabriquée à distance pendant le confinement : à Madagascar, en Inde, en Bolivie, en Indonésie et en Thaïlande, chaque famille a reçu de la part de l’artiste un kit pour enregistrer des images. Des enfants trimant dans des mines d’étain, d’or, d’argent, de saphirs et de charbon chorégraphient une scène semblable à une kermesse d’école dont ils sont privés. Leurs silhouettes ont par la suite été incrustées dans d’étroits boyaux miniers vus en coupe comme des fourmilières observées par un entomologiste. Bertille Bak construit avec ses sujets des actions collectives pour dire leur réalité autrement. Elle est de ceux et celles pour qui faire ensemble s’inscrit dans une vision du bonheur. Il en résulte des images spontanées, montées dans la rapidité du geste.
Ces circulations évoquées à l’échelle de la planète apparaissent aussi dans Abus de souffle (2024). Sur des toits de maison, des hommes tiennent des soufflets traditionnels fabriqués par le dernier artisan de Tétouan. L’air projeté par ces instruments se trouve comme propulsé sur un deuxième écran et aspiré par les brosses d’aspirateur que brandissent des personnages le long d’une autre mer. Bertille Bak accorde de plus en plus d’importance à la disposition de ses images dans l’espace. L’effet sonore produit ressemble à une respiration humaine douloureuse et hoquetante issue d’un corps dont l’énergie aurait été vampirisée. Les récits sont construits par des images qui font image, humoristiques, parfois ironiques, mais jamais cyniques.