Claire Savoie
05.02.2006 – 05.02.2007 (date-vidéos)
2007.01.20 - 03.03
Le quotidien densifié par Claire Savoie
MARIE-ÈVE CHARRON
On n’abolit pas le quotidien, on le détourne parfois, on le densifie.1 –Pascal Bruckner
Depuis quelques années, le travail de Claire Savoie met en place une poétique de l’effleurement et du vertige. Paradoxalement, l’artiste élabore les paramètres de cette poétique à travers des dispositifs où les sens du récepteur sont mobilisés dans toute leur acuité. Quand ce n’est pas le regard qui est décillé, c’est le toucher qui est stimulé ou encore l’ouïe qui est captivée par des strates sonores exigeantes. L’effleurement consiste donc ici à ramener à la surface des processus sensoriels intériorisés. Le vertige, lui, est une intensification de la présence du corps perçu et percevant le monde.
Dans la présente exposition, on retrouve l’intérêt de l’artiste pour les considérations spatiotemporelles qui fondent l’ancrage du sujet au monde. La voie empruntée pour ce dispositif apparaît toutefois plus personnelle que dans les œuvres précédentes puisque les modalités connues du journal intime y sont présentes. Chaque moniteur livre sous forme de capsule le témoignage textuel, visuel et sonore d’une journée. Dans la foulée de l’artiste conceptuel japonais On Kawara, référence avouée, l’artiste a collecté au quotidien le matériel nécessaire à la réalisation de ces courtes bandes sonores et visuelles diffusées en boucle. On y retrouve, en général, l’inscription textuelle de la date d’enregistrement, un aperçu écrit ou sonore de l’actualité et les confidences de l’artiste, parfois énoncées à la première personne du singulier, mais le plus souvent manifestées indirectement, par l’ombre projetée de son corps, la fébrilité de la caméra épaule ou encore le rythme de son souffle.
L’artiste diariste aura par ailleurs volontairement brouillé le registre des différents récits qui traversent les « pages » éparses de son journal. Il y a d’abord celui extrait des médias de l’information. L’apparition dans l’image d’éléments textuels renvoyant à l’actualité mime le défilement horizontal des nouvelles brèves diffusées sur les réseaux d’information; leur infiltration fugace dans l’image, à même le propos intime de l’artiste, évoque leur portée envahissante, le bruit de fond qu’elle installe. Par stratifications et chevauchements, les pensées subjectives de l’artiste s’ajoutent. Elles sont tout aussi elliptiques, mais cette fois c’est pour restituer les processus du travail de la mémoire, lui qui sélectionne, hiérarchise, isole, regroupe, bref manipule les traces et les souvenirs pour les traiter, les conserver. Si le matériel de chacune de ces bandes se rattache à une journée spécifique de cueillette, le montage, lui, a profité du temps qui a passé, il autorise les retours en arrière, il encourage le palimpseste et la relecture.
L’artiste a seulement retenu les plans séquences qui concentraient une qualité de présence, révélant des détails inspirants, des coïncidences ou des trouvailles étonnantes – une pluie qui se gonfle sur la paroi vitrée, une cicatrice qui respire, une architecture monumentale qui se liquéfie… Tissés de sources diverses, les éléments sonores et textuels complexifient ensuite le plan visuel. La texture de ces capsules n’est donc pas documentaire; elle tient du rêve, de la réflexion, de la contemplation et de l’introspection. La disposition des moniteurs et leur format, qui est celui aussi des cartes postales et des photos d’album, favorisent cette perception en invitant le visiteur à la consultation aléatoire et intimiste des éléments.
Aussi, étant généré par le quotidien de l’artiste, le projet engage une dimension réflexive qui est de l’ordre de l’élaboration même de l’œuvre. Les vues de l’atelier et la transcription fragmentée du carnet de notes de travail ramènent au processus de création de l’artiste tout comme les verbes d’action qu’elle décline parfois en chuchotant : « qui reprend, qui empêche, qui recommence, qui laisse tomber… ». Les voix se superposent, s’estompent et s’effacent, rendant manifeste un certain trouble qui participerait aussi d’un constat sur les limites, sur les incapacités : « Je te dis que je suis incapable de faire de la peinture », peut-on lire à un certain moment. La présence répétée de l’énoncé « Je me suis levée à … » formule par ailleurs avec lucidité la première condition de possibilité de ce projet, être en vie, pouvoir attester de sa présence et, par conséquent, de la fragilité qui lui est implicite. À travers cette démarche à certains égards obsessive – ces exercices journaliers sont toujours en cours – s’élabore une œuvre confinée à l’inachèvement, mais par laquelle le sujet créateur s’invente au quotidien. Un quotidien densifié.