Diane Landry
Les prévisions transparentes
2023.03.25 - 06.23
MARIE J. JEAN
Le temps est toujours en mouvement. Il rythme, il passe, il dure, il accélère ou il ralentit, mais il ne s’arrête jamais. Il prend des raccourcis ou traîne parfois en longueur. Le temps est aussi en nous, activant nos horloges internes, sans toutefois dépendre de nous. Il est une durée dont l’échelle varie. Il rythme les microcosmes tout comme l’univers. Il dicte la pluie et le beau temps. Il marque l’évolution et provoque des révolutions. Notre monde est dominé par le temps, chaque minute compte, tout est chronométré. C’est sans doute ce qui fait la séduction du concept de temps : nous reconnaissons son action, nous sommes déterminés par lui sans le maîtriser totalement. Les œuvres d’art ont aussi leurs propres temporalités, qui surgissent sous des aspects inattendus dans la pratique artistique de Diane Landry1.
À commencer par les mécanismes qui activent plusieurs de ses sculptures, mécanismes composés de petits moteurs, d’engrenages et de poulies dont certains entraînent un transfert d’énergie à d’autres engrenages. On les appelle roues de chronométrage parce que leur diamètre aura pour conséquence d’augmenter ou diminuer la vitesse de rotation et d’adopter différents rythmes, comme celui de la respiration humaine ou des ailes d’un moulin à vent. Il y a aussi, dans ses récentes installations Grande Ourse et Petite Ourse, une série de disques photographiques dont les mécaniques horlogères traduisent des temporalités étrangement désynchronisées. On constate encore, dans certains de ses dispositifs, la présence de sable, qui s’écoule dans des bouteilles d’eau à la manière de sabliers et dont le poids, aidé de petits moteurs, active d’étranges roues lumineuses qui évoquent des machines à mouvement perpétuel. Le temps fait des ronds, chez Diane Landry. Il se répète potentiellement à l’infini et nous rappelle qu’à l’échelle de la nature, il est régi par des cycles renouvelant la nuit et le jour, les saisons, les rotations lunaires et planétaires, sans oublier l’ensemble des stades biologiques.
Diane Landry cultive aussi le temps. Elle le vit et tente peu de le penser. Depuis le milieu des années 1990, elle l’occupe dans son atelier à bricoler ses sculptures et se consacre presque exclusivement à cette activité inventive. Elle travaille patiemment et lentement. Autrement, elle accompagne ses œuvres ou réalise des résidences d’artiste un peu partout sur la planète. Mais auparavant, elle a étudié et évolué dans les sciences naturelles et travaillé dans un centre de recherche dans le domaine de l’agriculture. Elle a même été factrice pour un temps. Cela explique sans doute pourquoi la variabilité comme le réchauffement du climat la préoccupent depuis longtemps. Au départ, ses œuvres cinétiques projetaient ombres et reflets lumineux d’objets domestiques qu’elle trouvait dans son environnement jusqu’à ce que les bouteilles d’eau, la pellicule de plastique ou les ustensiles à usage unique s’ajoutent à son répertoire. L’effet de ses objets animés peut être déroutant : une simple ampoule fixée sur une manivelle à coulisse s’avance doucement vers une corbeille de plastique auréolée de bouteilles d’eau recyclées. Elle projette l’ombre portée de motifs abstraits et concentriques dans un lent mouvement qui s’étend à tout l’espace avant que cette ombre se contracte en son centre. Bien que nous soyons entièrement envoûté·es par la projection de cette forme harmonieuse à l’allure d’un mandala, les objets de plastique dont elle tire ses effets donnent matière à réflexion. Ce contraste de sens fait écho à l’éveil collectif qui déferle depuis le tournant du nouveau siècle : l’urgence climatique auquel nous sommes tous et toutes désormais confronté·es. Intitulée Le déclin bleu, la série aborde cette question politique à partir d’une expérience qui suscite l’émerveillement à laquelle l’artiste injecte une bonne dose d’humour caustique.
« Tous les temps ne se ressemblent pas », aimait à rappeler Don Quichotte. Le temps à l’échelle de l’environnement ne se mesure pas en années, il doit se compter en milliers d’années. Or, le rythme de nos vies, associé aux innovations et à la croissance économique, a produit une accélération sociale sans précédent. Pour autant, on ne peut accélérer une société sans qu’il y ait de conséquences désastreuses pour la préservation des mondes de la vie. La performance Silence radio que Diane Landry a réalisée en 2008 offre une figuration allégorique de cet horizon temporel paradoxal, comme la qualifie Hartmut Rosa, observable dans l’animation image par image qui en a résulté. L’artiste s’est photographiée pendant vingt-quatre heures trois journées différentes en reprenant la même pose toutes les minutes, installée devant les fenêtres du Studio du Québec à New York, où elle réalisait une résidence. Un programme de montage vidéo lui permet de condenser chacune des vingt-quatre heures en un peu moins de huit minutes. Si le décor ne change pas, un léger mouvement saccadé anime le corps immobile de l’artiste tandis que des variations de lumière révèlent le passage du jour et de la nuit. Cette étonnante accélération temporelle ne peut faire autrement qu’évoquer le rythme aliénant auquel nous sommes quotidiennement soumis. À cela s’ajoutent les innovations technologiques conçues pour nous permettre d’aller encore plus vite. Cet impératif de rapidité, rappelle Rosa, agit « comme si nous déambulions sur un escalier roulant descendant sur lequel il nous faudrait monter : si nous n’accélérons pas, si nous ne faisons pas l’effort de presser le pas, alors nous régressons2 ». C’est sans doute ce qui explique que le temps paraît nous manquer plus que jamais.
Le temps est à l’endroit, rarement à l’envers. Sauf que réaliser une exposition rétrospective signifie faire ressurgir le passé, (re)découvrir des œuvres, les réinstaller, les contextualiser, en renouveler le sens, tout cela renvoyant encore et toujours au temps. Celui qui revient. Cette exposition fait ainsi un retour sur la carrière de Diane Landry et présente des installations cinétiques emblématiques, des vidéos de performance ainsi que Mécanique céleste, sa plus récente production, spécialement conçue pour les enfants. Si le temps est souvent conceptualisé par une ligne qui avance inexorablement, l’art de Diane Landry exprime d’autres horizons temporels qui ne se mesurent pas, mais qui se vivent et s’éprouvent.